dimanche 4 décembre 2005

Le bonheur dans l’abstinence 2



"Johnny, mon Dieu, qu’est-ce qui nous est arrivé ?" Sa voix n’était qu’un souffle, comme une brise désolée après une tempête qui aurait mis fin à tout espoir et à toute illusion.
Il connaissait la réponse : ce qui nous est arrivé, c’est moi. Mais il dit plutôt : "Ca va s’arranger."
Ses larmes l’avaient épuisée et il ne restait rien dans sa voix ou dans ses yeux qu’une mélancolie douce et désarmante.
"Qu’est-ce que tu veux, Johnny ? Qu’est-ce que tu veux ?
-Je te veux, toi. Je veux ce que nous avions. Je veux que nous soyons heureux."
C’était vrai. Il la voulait. Il voulait se perdre encore dans les vagues croissantes de son amour. Il voulait tout; le monde. Il la voulait elle toute - et la chair aussi de toutes les salopes qui attisaient son regard - sans offrir un brin de lui-même, de même qu’il avait soif de richesse sans daigner travailler, de même qu’il souhaitait attirer tout le bonheur et toute la joie du monde dans le vortex mort de son être sans donner rien en retour. Il voulait que Diane - et il voulait que le monde tout entier - soit l’objet et le vaisseau de son bien-être et de son salut. Il voulait ce qu’en elle ni en quiconque il n’aurait pu admettre, tolérer ou pardonner : la confiance en échange de la supercherie, la loyauté en échange de l’infidélité, l’amour en échange de la froideur, dévotion contre indifférence, honneur contre mépris, prospérité contre paresse, la bonté en retour de la cruauté proférée. Il voyait l’injustice et l’iniquité inhérentes en cela, et il persévérait pourtant, comme s’il croyait en l’existence intangible d’une dispense démoniaque et d’un droit acquis, un certain "droit du mal", qui lui revenait, à lui seul.
(…) Les médecins l’avaient convaincu d’aller aux Alcooliques Anonymes après sa sortie. Et il y était allé. Mais au bout d’un moment il avait commencé à voir que c’était une arnaque. La plupart de ceux qu’il y voyait, par comparaison, n’avaient jamais vraiment bu tant que ça. Ils allaient aux réunions, s’était-il dit, comme d’autres vont au bar ou font du bénévolat à l’église : c’était une façon d’avoir une vie sociale. Pour certains, les A.A. semblaient être un substitut à la vie, un microcosme qui avait sa propre mythologie, sa hiérarchie et son langage, un refuge où ceux qui n’étaient pas capables de trouver ailleurs l’attention, l’amour, le sentiment d’importance qu’ils recherchaient, pouvaient venir ici se faire bichonner. Pour d’autres, cela semblait être une contre-addiction qui créait un climat de faiblesse plutôt que de force. Elevés du statut d’ivrognes à celui d’alcooliques, de celui de paumés à celui d’âmes affligées, les serviteurs pas si anonymes des A.A. semblaient jouir de l’importance et de la compassion que leur accordait la prétention qu’ils étaient aux prises avec la maladie. C’étaient des snobs, à leur façon, des clodos élitistes qui octroyaient à l’ivresse une dignité illusoire en lui donnant le nom d’alcoolisme. Johnny avait regardé sa mère pourrir doucement et douloureusement d’un cancer. Pour lui, ça c’était une maladie. Quelle maladie pouvait être contrôlée par la volition ? c’est ce qu’il voulait savoir. Mais d’un autre côté, A.A. ne laissait pas trop de place au libre arbitre. Son credo d’impuissance et de soumission aveugle à une déité terne d’ivrognes garantissait l’étranglement de l’âme, l’étouffement de la volonté, une douche froide à ce que la sagesse antique nommait l’étincelle héroïque. (…) Avec son insistance dictatoriale à la participation de réunions sans fin, à l’endoctrinement et à la conversion, l’organisation niait qu’il y eut des hommes et des femmes dont le pouvoir soit limité, et non rehaussé, par les restrictions et l’influence de la conformité, qui ne trouvent pas de confort dans le groupe, qui sont diminués plutôt qu’augmentés par le fait de remettre leur destinée aux mains d’un autre. Comme toute religion ou tout culte, le message ultime est ceci : qu’il n’y a pas d’autre chemin. Et ce message était pour Johnny, comme toujours, anathème. C’était déjà une chose, provenant de l’Eglise dont le glaive d’autorité avait fait couler le sang depuis deux millénaires, mais venant d’un culte dont l’histoire remontait à soixante ans et à un connard du nom de Bill, c’était franchement grotesque."

Ce passage de Trinités, roman de Nick Tosches sur le mal absolu et ceux qui choisissent de l’incarner, m’avait terrifié quand j’étais jeune abstinent. Niveau un, c’est à ça qu’on reconnait le mal : il fait peur. Fastoche. Cette description très documentée du mouvement des A.A. vu par l’oeil d’un mafieux que les défections de son organisme contraignent au sevrage est réaliste, et en même temps erronée : elle relève du Niveau deux, la Provoc, qui tente de démontrer que le Bien n’est qu’un malentendu entre chochottes consentantes, un compromis bâtard qui consiste à préférer la cessation de la souffrance à tout autre objectif. Quand on lit le "Big Book", la Bible historique du mouvement, il est patent que Bill a vécu une théophanie, après quoi il a créé un égrégore qui a sauvé des millions de gens de par le monde d’une mort imbécile précédée de souffrances atroces. On y croise plutôt moins de lopettes et de désaxés qu’ailleurs, parce que nous arrivons tous de notre petit enfer liquide et portatif, et que nous sommes très motivés pour n’y point retourner. L’authenticité, l’honnèteté et la sincérité y sont activement cultivées, non par vertu mais par confort : elles semblent seules pouvoir nous éviter de redoubler les petites classes de cette maternelle de la spiritualité.

"Pour lui, la lente descente dans l’oubli, avec tout ce qu’elle comportait d’attente et de possibilités - un pari gagné, une bagarre, un frisson de joie dans un éclat de rire ou une chanson, un souvenir soudain ramené à la vie - c’était le principal de la chose. Il fallait parfois des jours et des nuits sans sommeil pour en arriver là, mais il en avait savouré chaque instant. Toutefois, avec le temps, l’attente et les possibilités s’étaient amenuisées, et il s’était contenté de boire, sans illusion et sans fausse joie. Boire et rien d’autre. Et quand il s’était rendu compte qu’il en avait fini à jamais de l’attente et des possibilités, il s’était demandé ce qui continuait à l’attirer. Et il avait su alors que ça n’avait jamais été les filles, ni rien d’autre. Depuis toujours ça n’avait été que l’oubli. C’était là son véritable amour : l’oubli.
A Milan, il avait tué intentionnellement. Mais, au cours des ans, il avait perpétré le même crime contre lui-même, et sans savoir pourquoi. Finalement, il avait plus de validité en tant que tueur qu’en tant que protagoniste de sa propre existence."

…Johnny envoie donc les gentils A.A. se faire foutre, n’assistant aux réunions que pour se fournir en gonzesses, et vit son abstinence tout seul, parce qu’il l’a, lui, cette étincelle héroïque, et c’est l’autre sujet du bouquin : l’itinéraire spirituel d’un nuisible qui vit ça les yeux ouverts. Il trouvera son chemin, mais pas la rédemption, définitivement classée affaire de couilles molles.
(ça doit être l’arrèt du tabac qui me fait focaliser comme ça en ce moment)

"Je ne vois pas de la même façon que nos ancètres.
Ici il n’y a ni Patriarche ni Bouddha.
Bodhidarma n’est qu’un vieux barbare puant.
Gautama est un vieux papier toilette desséché."
Te-Shan (780-865), cité par U.G.

On peut envoyer tous les bouddhas se faire foutre, mais il faut d’abord avoir suivi les enseignements.

Commentaires

  1. C’est marrant, au début, j’étais sûre que c’était toi qui avais écrit ce texte. C’est vraiment ton style (en fictionnel). Quoi qu’il en soit, sa vue et la tienne sur les AA ne sont pas contradictoires. Peut-être que c’est une bande de nases mais peut-être aussi qu’ils ont sauvé des millions de gens. C’est ça qu’on finit par comprendre. L’élitisme est réservé à l’élite. Si le maître dzogchen enseigne le dzogchen, il n’aidera pas grand-monde. S’il enseigne des naseries à longueur de journée, ça aidera un tas de gens, parce que les gens sont des nuls. C’est le standard. L’auto-détermination, la réflexion, tout ça, ce sont des valeurs d’élite, ça marche 1 fois sur 1 million. C’est ce qu’on comprend en regardant Amma.

  2. c’est marrant, parce que le réalisateur du film sur Amma était aux enseignements du lopön en novembre 04.
    sinon, oui, j’admire le style de nick tosches, et je vais en réunion AA, et l’autre jour j’ai rêvé que la Mafia aidait les AA à “salir leur argent propre” (les finances de l’association sont exclusivement issus des dons spontanés des membres) et j’ai pris ce songe comme une parabole sur le fait que “trop de blancheur nuit” de la même façon que la noirceur érigée en système relève du terrorisme intellectuel, et qu’on la tolère uniquement chez les artistes quand elle fait joli.


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