Cinquante nuances d'anthracite
« Black Coal, thin ice » m’a profondément secoué, moi qui souffre déjà d’une santé psychologique en dents de scie, au point que j’ai dû en interrompre fréquemment la projection, qui s’est finalement achevée hier soir devant un bol de soupe phở fumante, après 18 sessions de 5 minutes 35 secondes harmonieusement réparties sur une période de trois mois, car j’avais besoin d’assimiler et de relier entre eux les éléments qui m’étaient données à voir, mais aussi et surtout ceux qui m’étaient ostensiblement masqués, et qui n’ont de cesse de bouillonner et d’agiter leurs tentacules grisâtres dans le hors-champ du film, toujours un peu au-delà des limites de la vision périphérique, jamais filmés mais minant et
contaminant sans trêve ni relâche
une trame narrative justement relâchée et par moments franchement absconse, un peu comme dans les vieux Wim Wenders, me faisant ressentir de plein fouet la fausse honte du spectateur occidental plein de la suffisance et de la morgue héritées d’idéaux démocratiques périmés chez lui et absurdement exotiques dans ces contrées chinoises et inhospitalières, spectateur qui cherche son chemin à tâtons au milieu des décombres de l’Empire du Milieu tout en sachant qu’il ne le retrouvera jamais, dans ces dédales d’une Chine industrieuse à laquelle il restera toujours étranger, muni des pièces d’un vieux puzzle dont il ne peut percevoir le motif global, puisqu’il est rédigé en mandarin alors qu'il a choisi allemand première langue, néanmoins prêt à demander sa route à l’autochtone croisé par hasard si celui-ci semblait disposé à le renseigner et s’il avait l’air un peu moins patibulaire, rugueux et pour tout dire franchement remonté contre nos méprisables faces de plâtre, autochtone bourru et vindicatif qui nous soupçonne d'être tous abonnés à Charlie Hebdo et des valets d’Obama, l’homme blanc à peau noire qui accueille le Dalaï-lama et qui a le toupet de s’ingérer dans les affaires intérieures chinoises au lieu de s’occuper de ses fesses blanches à peau noire et de l’économie de l’Amérique périclitante et criblée de dettes par des créanciers chinois peu scrupuleux mais habiles en négoce, l’Amérique
qui à ce train-là n’en a plus pour longtemps avant d’être légitimement rétrogradée au rang d’une économie du tiers monde et susceptible d'être envahie par le péril jaune, comme le faisait justement observer récemment Fluide Glacial.
Mais n’anticipons pas.
Heureusement que j’avais déniché il y a 3 mois une copie 1080p de « Black Coal, thin ice » avec hardcoded chinese subs et sous-titres amovibles en anglais, belle et rebelle plutôt que moche et remoche, mystérieuse comme un hexagramme du Yi King, j’ai pu ainsi prendre
une avance salutaire sur mes éventuels poursuivants, qui me permet de rendre cette chronique à l’heure où nous mettons sous presse.
Tout d'abord, posons-nous la question de Clémenceau :
De quoi s’agit-il ?
Il y a la version officielle, la trame du récit filmique approuvée par les autorités locales de cette province reculée dont nous ne saurons jamais le nom :
- Un cadavre, ou plutôt des fragments d'icelui, disséminés façon puzzle, sont retrouvés dans une usine de conditionnement de charbon.
- Dans une chambre, un homme joue aux cartes avec une femme, avec laquelle il fait bientôt l’amour, puis ils se quittent sur le quai d’une gare après qu’elle lui ait remis son livret de divorce.
- L’homme fraichement divorcé est chargé de l’enquête « qui a tué Charlie ?» à l’usine de charbon.
- Un banal contrôle de routine dans un salon de coiffure de la pimpante petite ville de province tourne à la boucherie hyper-casher.
- Devant tant de revers de fortune, le policier doit être hospitalisé au CHU du bled.
- L’énigme semble bien partie pour piétiner un moment dans l'antichambre de sa résolution, mais soudain, au cours d’un de ces plans-séquences dont ces damnées faces de citron ont la recette de l’ingrédient secret, la barrière spatio-temporelle est franchie sans plus de salamalecs, et on retrouve notre ami 5 ans plus tard, il vient de se prendre une super-murge dans un tunnel et gît, hagard et réduit pour le dire sobrement à l’état d'une sympathique épave bientôt prête à rejoindre le paradis des enculés alcooliques, sur le bas-coté d’une autoroute de l’information.
D'ailleurs il est tellement déchiré du kimono qu’il se fait piquer sa mobylette quantique sans pouvoir lever le petit doigt, et le spectateur ne peut s’interdire d’éprouver le délicieux frisson de la justice divine immanente à deux vitesses, une en terrain plat et une pour les courses de côte.
Si vous ne me croyez pas, vous n’avez qu’à regarder le film, vous verrez que tout ce que je raconte est issu d’une observation froide et rationnelle des évènements qui s’y déroulent, même qu’il m’a fallu prendre frénétiquement 8 pages de notes après chaque tranche de visionnnage de 5 minutes 50 pour rédiger ce compte-rendu.
On l’aura deviné, le polar annoncé par la presse n’est pas le vrai sujet du film, à égale distance hautaine et irrévérencieuse des blockbusters chinetoques à base de poignards volants que des hongkonneries multivitaminées.
L’intrigue n’est qu’un prétexte de façade, courageusement dénoncé par Jean-Luc Mélenchon dans l’indifférence coupable des pouvoirs en place sur son blog hyper-secret, pour nous entrainer insidieusement vers une enquête sordide sur la condition humaine qui reste la même, à Heilongjiang comme à Ouagadougou, menée de main de maitre par un Zola des faubourgs qui ne se fatigue pas à nous faire croire qu’il se prend pour le Raymond Chandeleur de la Mandchourie, malgré son aisance à retourner certaines situations comme des crêpes flambées au Mei Kwei Lu Chew, cet abject tord-boyaux qui faillit coûter la vue à l’auteur de ces lignes, et lui permit nonobstant à s’abstenir d’absorber de l’alcool sous forme liquide, solide, gazeuze, depuis de nombreuses années, pourvu que ça dure, et merci qui ? merci le Mei Kwei Lu Chew.
C’est bien de la démentielle accélération chinoise qu’il est question ici, même si elle est paradoxalement traduite par des plans d’une lenteur et d’une fixité qu’on dirait héritées d’un autre âge, celui de la dynastie Han, à jamais enseveli sous les 6,6 gigatonnes de ciment que la Chine a coulés durant les trois dernières années, plus que ce que les Etats-Unis ont utilisé au cours du dernier siècle.
Aussi élégante que désespérée, la fresque s’étire, erratique, flambant neuve et déjà vieillie par un usage intensif, hargneuse et cafardeuse, richement éclairée par une lumière très chinoise, dominée par les rouges et les verts.
La bande-son, elle, s'en sort miraculeusement indemne de la compilation de musique pseudo-traditionnelle à faire se retourner Tchouang-Tseu dans sa tombe qui sévit dans de nombreux restaurants asiatoques et vietcongs, déjà interdite dans 39 pays suite aux malaises, vomissements et crises de folie meurtrière qu’elle a engendrés chez les infortunés clients de passage, attirés par l'odeur des nouilles au gingembre.
Mais un bruit de fond constant, sourd et oppressant sous-tend les dialogues du film comme dans les meilleurs cauchemars de David Lynch, musique ambiente idéale pour cette Chine qui ne dort jamais et qui ne saura trouver le repos avant d’avoir bétonné le dernier arbre, pollué la dernière rivière et roulé le dernier nem.
A signaler encore sur la forme sinueuse que prend le récit, un sens de l’humour particulièrement tordu : certaines séquences débutent avec un argument apparent, dérivent soudainement vers « autre chose » puis sont interrompues en pleine action, comme dans ces rêves où vous commencez vos travaux d’approche envers l’être aimé, ça semble prometteur, puis vous vous retrouvez sans transition à contempler d'un oeil vide un tas de chaussettes sales dans la panière d’un lavomatic 24/24 situé en terre inconnue, simplement vêtu d’un haut de pyjama taché, sans pouvoir comprendre où ça a merdé, et en plus le distributeur de lessive est cassé. C’est pas grave, de toute façon, votre portefeuille a disparu.
Funeste sortilège que celui de ces songes, analogue à la logique irrémédiablement endommagée de « Black Coal, thin ice » comme dans les meilleurs romans de Phil "tu nous manques" Dick : à nous de combler les gouffres béants et les ellipses, à nous de tenter de nous identifier aux deux personnages principaux pour en percer les secrets, ces personnages qui crèvent l’écran par leurs silences explosifs, qui gisent terrassés par une fatalité dont la cruauté nous dépasse à jamais à l’arrière de voitures garées n’importe où, personnages qui trottinent hébétés dans des rues désertées de Dieu et de l'Homme avec leurs semelles qui font sfroutch sfroutch sur la neige sale et verglacée comme jamais on n’a entendu des semelles faire sfroutch sfroutch au cinéma, ces personnages qui sont la proie de leurs erreurs passées dont ils trainent le boulet à travers l’existence sans pouvoir nourrir le moindre espoir de rédemption, enchainés à leur devoir qui s’oppose à leur Etre de mille et une façons, jusqu’au bouquet final énigmatique, en direct du bar de sinistre mémoire et fort justement nommé Feu d'artifice en plein jour, alors forcément on n’y voit pas grand chose, à nous de deviner, en fait, tout ce que l’auteur n'a voulu - ou pu - que suggérer.
C’est du cinéma pas baisant, et c’est pour ça qu’on l’aime.
(ou la savourer toute faite au
Da Lat, Paris 20ème)
surnommée par les gourmets "le Destop du côlon"
jusqu'à en pleurer des yeux de sa mère morte.
Crédits et remerciements :
- l'Odieux Connard que je bombarde de mais auto-promotionnels et qui ne me répond jamais, c'est vraiment un Odieux Connard, cet Odieux Connard.
- l'équipe de rédaction du blog cinéphile ilaosé qui n'a pas osé pour l'heure chroniquer ce film, ce qui m'a contraint à m'y coller toutes affaires cessantes, dans le respect de l'esprit et sinon de la lettre, de mes glorieux prédécesseurs.
- allociné et Wikipedia, pour leur somptueuse documentation.
[Edit] : Odieux m'a répondu, je peux mourir en paix.