jeudi 6 décembre 2018

Métaphysique du désir de kaki

Messieurs dames, bonjour. Nous rentrons du forum des Seniors Atlantique 2018, où nous avons pu vérifier auprès de la Carsat que nous l’avions bien dans le baba pour partir prochainement en retraite avec tous nos trimestres cotisés, il nous faudra donc attendre d’être presque vieux et que ça ne vaille plus trop la peine, et à ce moment-là je compte beaucoup sur mon fils qui travaille au Gérontopôle pour me faire la petite piqûre qui va bien, afin qu'il puisse hériter et surtout profiter de nos maigres économies (plus de 300 000 € selon mon dernier relevé de la Banque Postale) au lieu de me laisser tout claquer bêtement en soins palliatifs.

J'ai menti, il reste une feuille.
Sauras-tu la retrouver ?
En traversant l’avenue de la Gare, nous passons devant une maisonnette dont le jardin s’orne d’un plaqueminier. J’ignorais le nom de l’arbre mais ça ne m’a pas empêché de le reconnaitre, à cette période de l’année il a perdu toutes ses feuilles, et ses fruits orangés se découpent sur le ciel bleu cobalt comme un filtre photoshop un peu appuyé. Sur la photo le bleu n'est pas cobalt, c'est une photo que j'ai trouvé sur Google Pieds®, l'appli pour se balader à pied sur Google Maps, et je n'ai pas voulu tricher sur la chroma. Toujours est-il que c'est un peu déroutant, cette nudité si féconde. Chez un arbre, je veux dire.

Ce qui est curieux avec le kaki, c’est que le plaqueminier se retient d'offrir ses fruits bourrés de provitamine A, de carotène et de vitamine C jusqu'à l’entrée de l’hiver, puis il faut se dépêcher de lui courir au Q avec un nescabo, parce qu'à la première gelée, si on ne ramasse pas les kakis on se retrouve avec un arbre à vomis, y'a pas d'autre mot, les fruits pourrissent sur l'arbre et suintent à terre dans les mille teintes d'un dégueulis automnal, ça ne dure pas mais les voisins ont largement le temps de faire un signalement aux gendarmes pour outrage au bon goût jardinier sur la voie publique, et attendez, n'allez pas les consommer maintenant, malheureux, en raison de leur forte teneur en tanin c'est très astringent et immangeable à ce stade, il faut encore les faire mûrir quelques semaines dans une cagette au garage, ça se déguste presque blet.
Je n'invente rien, je l'ai lu sur un blog. 
Et j'ai pas mal pratiqué.

J'ai dit dans une cagette, pas sur une assiette.
Là ils risquent de s'abimer par simple contact
des uns avec les autres. Vous n'écoutez rien.
Mais de la même façon qu'il est difficile de décrire la couleur bleu cobalt à un aveugle de naissance, il est délicat d'expliciter le goût du kaki à celui qui n'en a jamais mangé. C'est très sucré, assez capiteux, et il y a comme un arrière-goût délicieusement exotique de chair humaine avariée, je dis ça pour les étudiants japonais cannibales qui je le sais, sont nombreux à me lire en prenant des notes.
Pendant ce temps-là, sous le plaqueminier, il y a très clairement un pépé qui est en train de ramasser ses kakis. Nous passons à 20 km à l’heure, parce que cette section de l’avenue est en travaux et l'on n'y roule que sur une voie, et on a tout le temps de distinguer pépé qui s’active doucement avec son seau et son escabeau, et qui fait rien qu’à exciter notre convoitise pour tous ces beaux fruits qu’il n’aura jamais le temps de manger avant qu’ils soient tous pourris de chair humaine.
Ma femme m’a appris à aimer les fruits pourris kakis, l’apprentissage fut presque aussi long que pour la propreté, mais maintenant ça va, nous en raffolons tous les deux, ça nous fait au moins un truc en commun, alors une idée me vient : et si on demandait à pépé si par hasard il ne nous vendrait pas quelques kakis ? je n’ose pas parler de don, même si j’y pense, parce que si le mot existe encore dans le vocabulaire commun, la pratique, elle, a été bannie par la société marchande.

La maison de pépé ne paye pas de mine et en plus,
ces imbéciles de Google Pieds® sont passés au printemps,
le plaqueminier (à babord de l'image) ne ressemble à rien.
Le temps que je formule cette idée à ma compagne, qui se trouve aussi être mon chauffeur, on a quasiment contourné le Super U, et comme les travaux de voirie devant chez pépé restreignent la circulation à un one way dans le sens Décathlon --> Super U, il nous faut refaire le grand tour par le boulevard de l’Europe puis repasser devant le stade et le lycée pour reprendre l’avenue, le temps d’échafauder un plan diabolique à base d'empathie. 
A force de lire toutes ces conneries bouddhistes sur l'altruisme et la bienveillance chez Mathieu Riccard et ses sbires mal fagotés, il faut bien que je teste un peu la validité de leurs hypothèses dans le réel, les bouquins ça va bien cinq minutes; ma femme n'est pas emballée, elle croit à une lubie irréaliste, elle voudrait peut-être me dire des choses blessantes pour m'éviter d'être déçu par le refus de pépé, mais comme c’est sa voiture, c’est elle qui la conduit, elle se concentre et garde ses remarques pour plus tard, pour une fois que j'ai l'air déterminé, elle ferme sa gueule, et se gare juste devant chez pépé, je descends et l'aborde plutôt prudemment, que votre arbre est joli, que vos fruits semblent beaux, et vous allez pas manger tout ça, si ? parce que ma belle-mère qui a 91 ans, elle nous en donne des caisses, elle ne peut pas tout consommer elle-même, et avec ma femme, nous adorons les kakis, et les votres sont vraiment splendides, enfin vous voyez le genre, je vais pas vous en faire une cagette à conserver au garage en attendant qu'ils mûrissent, mais enfin, pour un geek vieillissant à vue d'oeil (sans doute à cause de tous ces kilomètres que je me tape sur Google Pieds®) je suis soudainement assez inspiré pour les civilités, sans doute motivé par l'appât du fruit, qui est au moins à 5,80 € / kg au Super U tout proche, mais en fait je m'en fous, ce qui me plait c'est de tester mon désir tout neuf dont je n'étais même pas au courant avant de passer devant l'arbre de la kakinaissance du Bien et du Mal dans l’avenue de la Gare. 
Vu le râteau que je me suis pris récemment en me plantant une fois de plus la flêche du désir dans le pied, sans y mettre toutefois la gravité quasi-pathologique que cet évènement revêt traditionnellement sous mon crâne de piaf, c’est sans doute un défi intime que je me lance là. Histoire de me refaire. Mon désir semble sûr de lui, de sa légitimité et des moyens habiles qui vont lui permettre d'atteindre son but, puis de s’éteindre une fois satisfait.

Pépé n'a pas le monopole de la charité.
Soeur Emmanuelle 2 va bientôt sortir.
Devant ma volubilité, pépé est d’abord assez circonspect, faut vous mettre à sa place : si des gens s’arrêtent devant chez vous et commencent à vous vanter les charmes de votre jardin, vous vous demandez un peu à quel moment ils vont déballer la marchandise qu’ils ont à fourguer, et quand je lui adresse mon simple souhait de lui acheter ces beaux fruits qu’il ramasse de cet arbre splendide, des fois qu’il en ait de trop, pour pas gâcher, il me prévient qu’il n’est pas chez lui, que la maison appartient à une personne très âgée qui n’a plus toute sa tête, qu'il fait quelques travaux d'entretien pour rendre service (lui aussi s'est peut-être fait enfler par Mathieu Riccard) et qu’il ne peut donc prendre cette décision à la place du propriétaire, qui lui est sans doute définitivement aux abonnés absents, car nous ne le verrons pas se découper en silhouette derrière la vitre de la véranda moisie et piquée de rouille tel un témoin silencieux de désastres anciens déjà parti vers un monde meilleur. 
Je sens bien que je lui deviens moins antipathique quand je le laisse parler, mais l’affaire semble désormais assez mal engagée. Beau joueur, je lui débite encore quelques amabilités météo (c’est tout ce qu’il me reste en stock) avant de prendre congé en lui souhaitant une bonne journée, et je repars vers la voiture; c’est à ce moment-là qu’il me glisse
« vous en voulez combien ? » comme dans les films qui finissent bien, et là, tout en retournant chercher un sac Super U dans le coffre de mon véhicule à combustible fossile, je ne puis empêcher un sourire imbécile de s’épanouir mollement sur mon visage pas vraiment prévu pour, comme un kaki trop mûr. 
Le monsieur qui-n-est-pas-maitre-chez-lui me donne 5 kgs de kakis de la main à la main, je le remercie chaudement, et ma femme n'en revient pas de mon toupet, et de ma chance insolente.
Si je résume l'affaire, qui s'est déroulée en 10 minutes chrono même si j'en fais des caisses trois semaines plus tard parce qu'il pleut et que j'ai fini de fendre mon bois pour l'hiver, un désir s'est élevé, une stratégie a été imaginée, un échange non-économique a eu lieu, dont les acteurs sont sortis gagnant-gagnant.
Pourquoi tout n'est pas aussi simple que ça dans ma vie, putain de moine (tibétain) ?

1 commentaire: