Samedi dernier, en pleine journée, sept bébés hérissons sont
sortis du buisson de chèvrefeuille derrière la cuve à fioul. Ils ont titubé au
soleil, et se sont endormis en tas entre deux pots de fleur, épuisés par le long
périple d’au moins deux mètres. Le premier jour tu trouves ça magnifique et
touchant, l’éveil de la nature dans ton jardin, tout ça. Tu cales la brouette
devant leur campement pour éviter toute interaction fâcheuse avec les chats et
les poules.
Dimanche, ils sont toujours au même endroit ; tu pensais que la mère ne devait pas être loin, mais apparemment elle n’est pas
passée les ravitailler cette nuit, ni les remettre à l’abri de la haie; tu les
palpes avec des gants de jardin pour ne pas les imprégner de ton odeur
et évaluer leur tonicité, tu commences à t’inquiéter : l’univers vient
de les pondre sur tes genoux, tu le prends un peu perso, ils ont l’air vraiment très jeunes, tu n’as pas
de connaissances particulière en puériculture hérissonesque.
Tu cherches sur
google « comment nourrir un bébé hérisson » mais tu tombes sur un vrai film d’horreur, il faut les mettre sur une bouillotte,
acheter des produits chez le vétérinaire, du lait maternisé, il y a des
statistiques atroces sur la mortalité infantile, tu refermes la page du site,
tu espères encore le retour de la mère. A la nuit tu disposes autour d’eux des soucoupes
avec un peu d’eau, au risque qu’ils s’y noient.
Lundi, ils n’ont pas bougé, ou si peu, ils se
traînent de quelques centimètres, ils n’ouvrent toujours pas les yeux, et des
mouches ont pondu des kyrielles d'asticots dans les plis derrière leurs
pattes et autour des yeux. Tu pensais que seul le monde des hommes était absurde et cruel, tu ne regardes pas assez de documentaires animaliers pour intérioriser les lois de l'impitoyable jungle, et t'as regardé trop de films de Disney quand t'étais petit. Tu retournes sur le site lovecraftien de sauvetage
de hérissons en détresse, tu y trouves des conseils pour les débarrasser des
larves avec un coton tige, mais en pratique les asticots sont bien accrochés,
c’est avec patience et délicatesse qu’il te faut nettoyer les orifices et les
surfaces attaquées, tu tentes aussi de les hydrater avec de l’eau sucrée mais quand tu
essayes de leur introduire la seringue dans le museau, ils n’ont pas le réflexe de l’ouvrir,
c’est normal tu n’es pas leur mère, et tu déloges juste quelques larves que les
mouches ont réussi à déposer à l’intérieur de leur bouches pourtant closes. Si
tu avais de l’empathie pour les mouches tu admirerais leur ingéniosité. Mais la mouche est un support emphatique ingrat, par rapport au bébé hérisson. Et ça ne t'empêche pas non plus de mettre de temps en temps un coup de latte à ton chat cancéreux que la chimio a rendu fou, et qui lance de longs barrissements déchirants pour que tu le nourrisses alors que son écuelle est pleine quand tu l'as remplie il y a à peine 5 minutes.
Tes bébés hérissons, faut te rendre à l’évidence, la mère est morte ou disparue,
et c’est à toi qu’échoit la responsabilité de leur survie. Tu les pèses, ils
font 60 grammes, tu en déduis leur âge sur internet, 10 à 12 jours, tu te demandes combien
de temps ils peuvent tenir, il faut que tu trouves une solution, ta femme
commence à te trouver plus soucieux de ces bestioles que de tes propres
enfants, ou que d'elle, tu sauras pas, tu te demandes si elle n’exagère pas un peu, en même temps tu te
rappelles qu’on a vu ton frère nourrir un piaf tombé du nid à la cuiller
pendant 15 jours, tu te demandes quel rapport les mâles de ta famille
entretiennent avec la détresse animale alors que vous n’avez pas d’aptitudes
particulières à exprimer vos sentiments et vos émotions, en attendant ça va pas
sauver tes bébés. Tu refuses de les laisser crever dans ton jardin. Tu repenses à l’histoire du mec qui voit un enfant crever de faim dans la rue alors il se tourne vers le ciel « Dieu, salaud, tu ne fais rien !! » et Dieu lui répond « comment ça je ne fais rien ? Je t’ai fait, toi ! » Tu
découvres l’existence d’un centre d’accueil de la faune sauvage pas trop loin,
faudra juste te taper le tour de Nantes par le périphe.
Mardi, tu n’en peux plus de ta charge morale, tu as fait cette nuit des cauchemars à base d’asticots de mouches et de hérissons dévorés vivants de l’intérieur, ce matin toi et ta femme avez nettoyé les hérissons à grand renfort de cotons tiges avant de vous décider à les rentrer dans une pièce sombre pour les éloigner des mouches en vous mettant tous les deux en retard au boulot, plus tard dans la journée tu appelles le centre d’accueil, vu la description que tu fais de l’état des bestioles ils te disent de les amener d’urgence, tu commences à culpabiliser de ne pas avoir cherché du secours sur internet plus tôt, en même temps tu ne vas quand même pas quitter le travail et fiche en l’air ta journée pour une poignée de bébés hérissons, et tu sais que te morigéner n'y changera rien, que la culpabilité est une vieille pute au ventre stérile. C'est pas émotionnellement que ça te travaille, le lithium a lissé tes états dépressifs et maniaques, tu ne ressens ni excitation ni abattement, c'est intellectuellement que ça te pose un problème, même si tu ignores sa vraie nature. Tu te sens aussi con qu'un militant pro-life.
Le soir, depuis ta terrasse en bois exotique qui surplombe
l’angle de la cuve à fioul où rampaient les bébés ces dernières 48 heures, et
que tu surveilles nerveusement du coin de l’œil dans l’espoir tu le sais irréaliste de voir la mère réapparaitre, tu commences à
halluciner : tu crois reconnaître la maman hérisson dans la croupe de la
poule qui se penche pour picorer l’allée, dans le dessous de pot de fleur qui
traine sur la pelouse, dans l'ombre du chat qui se glisse dans la haie. Tu n’as même
pas le temps de te demander d’où ça vient, l’insight t’est offert gratuitement
sans obligation d’achat, tu te rappelles que ta mère t'a raconté qu'à ta naissance prématurée, tu as été placé en
couveuse et que pendant 3 mois on t’a sous-nutri avec des dosages pour
nourrisson de 3 semaines. D'où la cavité que tu portes au sternum, entre les pectoraux, signe de rachitisme; d'où sans doute ton existence centrée sur le manque, ont diagnostiqué les psys qui se sont penchés sur tes expériences addictives. Tu te dis que ces premiers mois de vie sous le signe physiologique de la carence et de l'abandon clarifient bien des choses sur tes pensées et tes comportements, que ce récit fondateur en vaut bien un autre et que de toute façon tu n'as pas les moyens de retourner vérifier dans le passé si tu l'as aussi mal vécu que tu l'imagines.
Et c'est pour ça que les hérissons te perturbent, tu aimerais leur épargner cette expérience. Tu n'aimerais pas, une fois qu'ils seront rétablis, être racketté dans ton jardin par une horde de mammifères à piquants rendus toxicomanes par un traumatisme de leur petite enfance. Si on veut mettre le drame à l'échelle, c'est comme si tu croyais que ta mère va surgir du petit bois derrière le jardin, une mère de 10 mêtres de haut pourvue d'une citerne de lait maternisé de 300 litres, qui va te permettre un nouveau départ dans la vie. Ta mère, aux dernières nouvelles ses cendres reposent dans une urne au fin fond de la Dordogne, ça m'étonnerait qu'elle puisse venir.
Tu comprends que pour distinguer tout ce que tu crois décoder du réel et qui n’y est pas au départ, il te suffit de passer le réel au tamis de la conscience objective, et le léger dépôt qui reste sur le dessus du tamis, c’est ta projection, mentale ou émotionnelle. Tu te dis aussi que si la Vie ne parvient pas à se frayer un chemin à travers ces bébés hérissons, elle en trouvera d'autres, elle n'est plus à ça près. Que tu ne vas pas recommencer à confondre sensibilité et sensiblerie. Que plus il y a de hérissons écrasés sur le bord des routes, plus c'est bon signe, ça veut dire qu'il y en a plein les bois.
Tu comprends que pour distinguer tout ce que tu crois décoder du réel et qui n’y est pas au départ, il te suffit de passer le réel au tamis de la conscience objective, et le léger dépôt qui reste sur le dessus du tamis, c’est ta projection, mentale ou émotionnelle. Tu te dis aussi que si la Vie ne parvient pas à se frayer un chemin à travers ces bébés hérissons, elle en trouvera d'autres, elle n'est plus à ça près. Que tu ne vas pas recommencer à confondre sensibilité et sensiblerie. Que plus il y a de hérissons écrasés sur le bord des routes, plus c'est bon signe, ça veut dire qu'il y en a plein les bois.
Mercredi matin les bébés ne sont toujours pas morts, tu les déposes au centre d’accueil de la faune sauvage situé dans un charmant corps de ferme tout au fond du campus de l'école vétérinaire, tu t'en veux de n'avoir pas percuté plus tôt sur l'urgence, mais depuis ton insight sur la terrasse ça te perturbe beaucoup moins, les jeunes internes te confirment que le pronostic vital est engagé, mais te félicitent d'avoir apporté tes bébés agonisants, ils insistent sur l'hypothermie plus que sur la déshydratation, tu ne te voyais pas passer 3 jours à les couver, tu promets de prendre des nouvelles dans la semaine.
Vendredi, tu envoies un mail au centre :
J’ai déposé une portée de 7 petits hérissons (numérotés de 17.0464 à 17.0470) mardi matin.
Ils étaient fortement déshydratés et en hypothermie.
J’aimerais savoir si vous avez réussi à les sauver, s’ils vont mieux, ou s’ils sont morts.
Ils avaient passé trois jours sans leur mère, à un âge où c’est difficile de s’en remettre.
Vous pouvez me parler très franchement.
Merci
Le directeur du centre te répond en personne :
Malheureusement ils n'ont pas survécu comme le laissait présager leur état catastrophique.
Bien cordialement.
Tu t'en doutais un peu, tu essayes de refaire le passé, de te dire que si tu avais percuté plus tôt au lieu de te laisser bouffer de l'intérieur par les larves virtuelles des séries télé que tu avais entrepris de sous-titrer pour une communauté d'amis imaginaires, tu serais peut-être tombé un jour plus tôt sur l'adresse du centre et tu aurais pu les sauver, en même temps tu reconnais bien là le prototype de la boucle de pensée négative qui t'a déjà joué bien des tours, alors tu laisses tomber et tu essayes de penser à autre chose.
Par exemple au dilemme du hérisson dans lequel tu découvres une analogie éclairante sur tes rapports aux autres, et sur le peu de vertu qu'on pouvait attribuer à Schopenhauer malgré sa bienveillance envers les animaux.
Tu penses aussi à ta vieille chatte cancéreuse qui se traine et qui a de plus en plus de pustules sanguinolentes sur le ventre, quand tu te résoudras à la faire euthanasier par le vétérinaire, tu lui amèneras aussi ton blog, il est vieux et il a des asticots aux coins des lèvres.
Tu penses aussi à ta vieille chatte cancéreuse qui se traine et qui a de plus en plus de pustules sanguinolentes sur le ventre, quand tu te résoudras à la faire euthanasier par le vétérinaire, tu lui amèneras aussi ton blog, il est vieux et il a des asticots aux coins des lèvres.
Un de tes plus beaux textes je trouve. Merci.
RépondreSupprimerFinalement tu fais bien d'éviter la méditation car sinon tu les aurais aussitôt emmené au centre presque sans réfléchir et nous aurions été privé de ton texte.
RépondreSupprimerJe me demande comment tu aurais réagi si tu avais trouvé du physarum polycephalum dans ton jardin. Est-ce que tu aurais cherché à le nourrir avec des flocons d'avoine? Si tu lui aurais cherché un partenaire sexuel sachant qu'il possède 270 sexes différents mâles, femmelles et transgenres (surtout).
Ou bien si tu aurais cherché à t'en débarrassé par tous les moyens sachant qu'il est sécable, qu'il est capable de trouver la sortie d'un labyrinthe (car il se déplace) et quasiment indestructible.
Si tu veux en savoir plus sur celui qu'on surnomme caca de lune ou vomi de chien :
Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le blob sans avoir jamais oser le demander de Audrey dussitour (chercheuse au CNRS)
Oui, joli texte qui est le pendant de cette nouvelle effarante : https://www.franceinter.fr/societe/qui-veut-la-peau-du-herisson
RépondreSupprimer(@+ ici ou ailleurs.)
Oui, ça ressemble à une extinction programmée, comme celle de la vieille chatte à ma femme que j'ai finalement faite euthanasier, mais elle avait bien vécu. Je nous épargne l'article.
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