samedi 25 avril 2020

Ehpad : les morts, les familles et le mur du silence

Des établissements d’hébergement pour personnes âgées ont tardé à communiquer le nombre de morts dû au coronavirus et à informer les familles de l’état de santé de leurs proches. Certaines ont déjà porté plainte.

Par Béatrice Jérôme, Lorraine de Foucher et Sofia Fischer Publié dans Le Monde le 23 avril 2020 à 11h00


La sonnerie du téléphone tire Sébastien Lévêque de son sommeil. Embrumé par la fatigue, l’ouvrier de 40 ans décroche. Il est 8 heures ce samedi 28 mars. Au bout du fil, une aide-soignante de la Rosemontoise, à Valdoie (Territoire de Belfort), la maison de retraite où vit son père Bernard depuis six ans, lui annonce sa mort dans la nuit, suspicion de Covid-19.
« J’ai à peine eu le temps de reprendre mon souffle qu’elle a enchaîné sur les pompes funèbres. Que je devais les contacter en urgence pour faire enlever son corps, elle avait l’air pressée de s’en débarrasser. »
Sébastien ne comprend pas, trois jours avant il avait eu un appel de l’Ehpad, son père était tombé, mais il était en forme, seulement 73 ans, et aucune pathologie. Il y avait bien cette petite grippe qui circulait un peu entre les résidents, mais rien de grave l’avait-on rassuré, et jamais le mot « Covid » n’avait été prononcé.
Il ne reste de Bernard qu’une urne qui attend Sébastien sur une étagère des pompes funèbres de la petite ville de Delle. Le fils n’a jamais pu revoir son père, ni même récupérer ses affaires. Cette disparition sans bruit ni rites se transforme en deuil impossible. « Je me dis qu’il n’est pas mort, je ne réalise pas. C’est un choc terrible, un traumatisme. Nous, les familles, nous étions coupées du monde, on ne nous a rien dit. Il n’y a eu aucune communication, aucune humanité. Payer aussi cher pour mourir comme ça, j’ai la haine qui brûle en moi », pleure-t-il au téléphone.
Début avril, l’affaire de la Rosemontoise éclate dans les journaux. Le virus a coûté la vie à dix-sept de ses résidents. L’établissement devient le premier en France placé sous tutelle dans le cadre d’une procédure d’urgence sanitaire. L’hécatombe s’est poursuivie depuis avec onze nouvelles victimes du Covid-19. Sébastien, lui, s’est rendu à la gendarmerie de Saint-Amour (Jura) pour porter plainte contre l’Ehpad pour « mise en danger de la vie d’autrui » et « non-assistance à personne en danger ». « S’ils avaient mieux communiqué, s’ils avaient été transparents avec nous, je n’aurais pas porté plainte. Mais là maintenant on monte un collectif avec les familles, et on veut un procès », revendique ce supporteur du FC Sochaux-Montbéliard, initié au football par son père, ancien ouvrier chez Peugeot.
Ni veillées ni embrassées une dernière fois par leurs proches, des milliers de personnes âgées sont mortes ces dernières semaines, comme Bernard Lévêque, asphyxiées par le Covid-19, seules au fond de leur chambre. Entre le 11 mars et le 20 avril, les maisons de retraite sont restées portes closes, pour ne plus laisser entrer le virus. Et certains Ehpad ont aussi érigé un mur du silence autour de la tragédie qui les ont frappés. Ces structures ont-elles été débordées par la violence de l’épidémie au point de ne plus pouvoir communiquer ou bien ont-elles opté pour l’opacité afin de masquer des défaillances ?
Des dizaines de familles se sont déjà tournées vers la justice. Certaines pour obtenir le simple récit des faits, d’autres parce qu’elles ne croient pas à la fatalité. Les enquêteurs voient se multiplier le nombre de plaintes, « sans avoir les moyens d’y faire face », en plein confinement. « Elles sont de plus en plus nombreuses et vont augmenter dans les prochains mois, anticipe un gendarme missionné sur ce type de dossiers. Le problème, c’est que les gens ne sont plus habitués à la mort : ils veulent des réponses. »
Au 17 avril, le parquet de Paris avait enregistré vingt-six plaintes pour mauvaise gestion de la crise sanitaire, sans être en mesure de distinguer celles qui concernent un hôpital, un Ehpad, ou une autre structure, ni celles déposées par des familles ou par des personnels. Le procureur de Paris, Rémy Heitz, a indiqué sur Franceinfo le 31 mars que le parquet n’en était pas « encore à orienter ces plaintes et à prendre des décisions. Mais nous les traiterons et nous allons les analyser ».
Ailleurs, les enquêtes sont déjà lancées. Comme à Mougins (Alpes-Maritimes). Dans cette commune de la Côte d’Azur, la maison de retraite La Riviera a vécu un cauchemar à huis clos. Depuis le 17 mars, trente-sept personnes âgées y sont mortes du Covid-19, soit plus du tiers des cent neuf résidents.
Aucun drame n’a connu le même retentissement médiatique depuis le début de la crise sanitaire. Aucun n’a donné lieu à autant de plaintes, connues à ce jour. Sept familles de résidents décédés ont porté plainte contre X. Les premières ont débouché sur l’ouverture d’une enquête préliminaire pour « non-assistance à personne en danger » et « homicide involontaire » par le parquet de Grasse, le 2 avril. Depuis, quatre ont directement saisi le tribunal. Le maire (Les Républicains) de la ville, Richard Galy, s’est porté partie civile dans le dossier.

« Aucun symptôme » du Covid-19

Ces plaintes sont toutes motivées par « la loi du silence », selon les familles concernées, qui a régi La Riviera les deux dernières semaines de mars. Le 15, le virus pénètre dans l’établissement, par l’intermédiaire de son directeur et de son médecin coordinateur, tous les deux testés positifs et placés en arrêt maladie. Le 31, Nice-Matin titre sur les « douze morts » de Mougins, et lève le voile sur une hécatombe à l’insu des familles. Alors qu’un journaliste fait le pied de grue devant l’établissement pour obtenir des réponses, la veille, Korian − le groupe privé français est le leader européen des maisons de retraite − et l’agence régionale de santé (ARS) Provence-Alpes-Côte-d’Azur avaient d’abord tenté d’expliquer que les morts étaient « peut-être liées à des causes naturelles ».
Pourtant, administrativement, le Covid-19 est bien mentionné. Les certificats de décès remis aux pompes funèbres qui enchaînaient les allers-retours dans l’Ehpad depuis quinze jours indiquaient bien : « suspicion Covid-19. » Charles-Ange Ginesy, président (Les Républicains) du conseil départemental des Alpes-Maritimes, assure avoir reçu du directeur régional de Korian de PACA-Est le premier signalement de décès lié au virus le 18 mars, dans le « reporting » régulier qu’il a exigé des Ehpad au début de la crise. Entre le 18 et le 30 mars, il reçoit quatre bilans. Le dernier date du 28 mars : douze morts.
Dans ce dernier décompte figure Yvette Sinicropi, 84 ans, décédée le 26 mars dans cet établissement. Son mari, 91 ans, a d’abord reçu un appel de l’Ehpad. Sa femme « n’était pas très bien », on lui demande s’il a un contact avec une entreprise de pompes funèbres. Nouveau coup de fil dans la matinée : Yvette est morte, mais personne n’évoque le Covid-19. On assure même à la famille qu’elle ne présentait « aucun symptôme ». Son époux est prié de venir chercher ses affaires. C’est en route vers la maison de retraite que le nonagénaire est alerté par un message d’un de ses fils, qui, ayant lu Nice-Matin, lui dit de faire demi-tour. « N’y allez pas : il y a douze morts du Covid dans l’établissement ! »
Ces omissions en cascade poussent les plaignants à rechercher des « responsables » de la mort de leurs proches. « J’ai des griefs autant envers l’Etat qui n’a pas bien géré la crise qu’envers la direction de Korian », assure Arnaud, petit-fils d’Odette Noyer qui a appris par les pompes funèbres que sa grand-mère était morte du Covid-19. Le jour de son décès, l’Ehpad lui a assuré qu’elle se portait bien même si elle avait été « mise sous oxygène »… Interrogé par Le Monde, le porte-parole de Korian affirme que « la famille » d’Odette a bien été informée à temps que son état s’était dégradé.

Querelle des tests

Depuis la médiatisation de la tragédie de La Riviera, la directrice générale du groupe, Sophie Boissard, a reconnu le 10 avril, sur RTL que « la violence de l’épidémie a été telle que l’information et les contacts n’ont peut-être pas été ce qu’ils auraient dû être au quotidien ». Face aux accusations « d’omerta » notamment de la part de l’avocat de plusieurs plaignants, Fabien Arakelian, le groupe choisit de se retrancher alors derrière la consigne des ARS de leur communiquer le bilan du nombre de morts, à elles et à elles seules. Conseillé par l’agence Havas, le groupe a, depuis, littéralement modifié sa stratégie de communication. Désormais, il publie un décompte national chaque semaine. Le 17 avril, on comptait 511 morts parmi les 23 000 résidents des 308 Ehpad que possède Korian en France. La justice devra répondre aux questions des familles : comment un tel désastre a-t-il pu se produire ? Quelles erreurs, quelles négligences ont été commises ? Par qui ?


A Mougins, le scandale « ne fait que commencer », assure une source proche du dossier. Mais déjà en coulisses l’Etat déplore l’attitude du groupe privé qui ne l’a pas suffisamment alerté. La sous-préfète de Grasse, Anne Frackowiak-Jacobs, regrettait dans les colonnes de Nice-Matin, début avril, « que la réaction du groupe Korian n’ait pas été aussi rapide que nous l’aurions souhaité ». Trois jours plus tard, Charles-Antoine Pinel, directeur général France Seniors chez Korian, accusait « les autorités sanitaires locales » d’avoir « tardé à réagir ». Du côté des gendarmes, on indique que « tout le monde  l’ARS comme Korian  est entendu ».
Ces attaques réciproques ont révélé une difficulté structurelle à coopérer entre les ARS et les Ehpad − si ce n’est un gouffre −. Parmi les nombreux exemples de difficultés dans la répartition des rôles, que le drame de Mougins met en lumière, figure la querelle des tests.
L’absence de dépistage précoce des résidents a été pointée du doigt par la droite locale. Le maire (LR) de Mougins, Richard Galy, a été le premier à souhaiter des tests systématiques. Le président du conseil départemental, Charles-Ange Ginesy (LR), a écrit au ministre de la santé et des solidarités, Olivier Véran, et à l’ARS dès le 24 mars, pour demander « un élargissement immédiat des dépistages de l’ensemble des résidents ». En vain.
A Mougins, seuls trois tests ont été réalisés mi-mars, conformément à la consigne du ministère de la santé. La règle en vigueur était alors de cesser les dépistages au-delà de trois cas de Covid-19 avérés. Pourtant Louise (son prénom a été modifié) comme d’autres proches de résidents en est certaine : « Si tous les pensionnaires avaient été testés vers le 20 mars, une bonne partie seraient encore en vie aujourd’hui », assure cette femme qui a attendu deux semaines pour apprendre que sa mère avait contracté le Covid-19, dont elle a finalement guéri.
La direction du groupe et l’ARS PACA auraient-ils dû enfreindre la consigne nationale et décider un dépistage plus large ? Ont-ils fait preuve de légèreté ? L’un et l’autre se sont renvoyé la responsabilité de ne pas avoir pris l’initiative. « L’ARS était d’abord soucieuse de disposer de tests suffisants pour les hôpitaux, ce que l’on peut comprendre », concède un responsable du groupe. Un fonctionnaire d’une ARS, interrogé par Le Monde rappelle toutefois que les décisions d’ordre médical relèvent des établissements. En clair, Korian n’avait pas besoin du feu vert de l’ARS pour lancer des tests. « Aucun laboratoire n’était en mesure de [leur] délivrer des tests en grand nombre sans l’aval de l’ARS », rétorque la direction de Korian.
Devant la campagne politique de la droite locale en faveur des tests et l’émoi des familles face à la série noire des décès, Philippe De Mester, le patron de l’ARS PACA, a fini par faire passer des messages au cabinet d’Olivier Véran pour que les tests puissent être réalisés à plus large échelle dans les Ehpad. Korian, de son côté, a actionné ses relais : « On a mis un grand coup de pression sur le ministère », reconnaît Florence Arnaiz-Maumé, déléguée générale du Syndicat national des établissements et résidences privées pour personnes âgées (Synerpa).
La demande a été entendue. Le 6 avril, Olivier Véran annonce le virage. Il faudra, dit-il, « tester tous les résidents et tous les personnels à compter de l’apparition du premier cas confirmé de malade de coronavirus » au sein des Ehpad. Sans la tragédie de Mougins et son retentissement médiatique, le gouvernement n’aurait sans doute pas fait cette annonce aussi vite. Il n’en reste pas moins qu’à Mougins, entre le premier cas de Covid-19 et le dépistage des résidents, il se sera écoulé plus de trois semaines. Pendant lesquelles plus d’un tiers d’entre eux sont morts.

« Comptage informel »

Du temps perdu pour sauver des vies ? Korian balaie cette accusation. Quand bien même le nombre de résidents atteints aurait été détecté très en amont, un responsable du groupe confie au Monde qu’il aurait été difficile d’organiser dès la mi-mars une « unité Covid de taille suffisante » pour isoler tous les résidents malades des autres. Très vite, les onze lits prévus initialement se sont révélés insuffisants. Il a fallu que plusieurs dizaines de personnes meurent pour que « d’autres lits se libèrent », déplore cet acteur au cœur de la gestion de crise. Et qu’enfin le 9 avril les personnes contaminées soient regroupées par étage.
Si Korian doit répondre des accusations d’opacité, il n’est pas le seul. Orpea, numéro 2 sur le marché privé, se distingue aussi par sa discrétion depuis le début de la crise sanitaire, regrette Guillaume Gobet, délégué syndical CGT :
« Ces grands groupes privés de santé ont du mal à dire publiquement qu’il n’y a pas assez de matériel, de personnel, ou que la crise du Covid est difficile. Ils sont là pour faire de l’argent, pas du social, et l’image de marque, les belles plaquettes, c’est important pour les investisseurs. ».
Ce représentant syndical s’étonne qu’Orpea passe aussi facilement à travers les gouttes médiatiques. En effet, à part à la résidence du Parc, à Chambray-lès-Tours (Indre-et-Loire), où la situation est qualifiée « d’explosive » par France Bleu Touraine et dans lequel le directeur a confirmé au Monde « neuf décès » tout en s’étonnant de cet adjectif « explosif », aucun autre établissement sous la bannière Orpea qui verrait un quart à un tiers de ses résidents disparaître en quelques semaines, ne défraye la chronique. « Moi, je n’ai aucun chiffre, explique Guillaume Gobet, on fait un comptage informel à la CGT, mais on n’arrive pas à savoir. Appelez le siège, si vous avez des infos, ça m’intéresse, moi je n’en ai jamais eu. »
Pour le savoir, il faut contacter Image 7, la puissante agence de communication dirigée par Anne Méaux, qui s’occupe d’Orpea. La réponse tombe douze heures après :
« Malgré toutes les précautions que nous avons prises dès la mi-février et l’engagement de nos collaborateurs, nous comptons naturellement des décès parmi nos résidents. Il y a d’une part les décès de résidents testés positifs au Covid mais également les décès suspectés d’être liés au Covid. Sur ces deux catégories, nous comptons en France 420 décès soit 1,5 % de nos résidents et patients. »
Dans quels établissements ces décès ont-ils eu lieu ? Pourquoi aussi peu d’entre eux ne sont apparus sur les radars médiatiques ? A ces questions, pas de réponse. Un reporter niçois décrypte : « J’ai peur que tant qu’il n’y a pas des journalistes postés tous les jours devant tous les établissements de France, il y ait des “Mougins” qu’on ignore partout sur le territoire. »
Le secteur privé n’a pas le monopole du manque de transparence. A la Rosemontoise, à Valdoie, l’établissement à but non lucratif, où est mort Bernard Lévêque, le père de Sébastien Lévêque, l’opacité était une consigne transmise par l’encadrement aux soignants. « On nous disait de dire aux familles que tout allait bien, ou juste que leurs proches pouvaient être un peu malades mais de ne pas rentrer dans les détails », raconte Marie (le prénom a été modifié). Quand fuite le bilan accablant des dix-sept morts, le téléphone de l’accueil s’affole : « Une dizaine de familles se sont mises à appeler régulièrement : vous nous dites qu’ici c’est le paradis, mais dans les médias on voit que c’est l’enfer, on veut la vérité”. » Quelques membres du personnel brisent l’omerta et parlent aux journalistes, prenant le risque de « se faire virer pour faute lourde plutôt que d’être poursuivi pour non-assistance à personne en danger », déplore Marie.
Un mail tombe dans la foulée sur l’intranet :
« Si la presse ou toute personne étrangère cherche des informations sur l’Ehpad (…) la Rosemontoise, personne d’autre que l’ARS ou le CD [conseil départemental] ne sont habilités à répondre. Toute personne qui communiquera qqs infos quelle qu’elle soit est susceptible de sanction. Merci de répondre à rien ni à personne. (…) Si vous voyez la presse ou toute personne étrangère à l’Ehpad, vous êtes prié de bien vouloir le signaler à l’équipe de direction. »
A l’oral est même ajouté que parler, « c’est du pénal ». « Sur le moment, ça fait froid dans le dos. Puis l’injustice l’emporte, on se dit qu’il faut protéger les résidents, le cœur est plus fort que la peur », termine Marie.
Il a fallu deux semaines pour que Joël Goldschmidt accepte de répondre aux questions du Monde. Le président de l’association Servir, qui gère l’Ehpad de la Rosemontoise ainsi que trois autres institutions médico-sociales de la région, ne voulait pas s’exprimer trop vite. Ce chercheur des laboratoires Roche à Bâle (Suisse), âgé de 59 ans, dirige bénévolement cette structure chrétienne évangéliste à laquelle est rattachée la maison de retraite de Valdoie. Il fait des milliers de kilomètres par an, « même pas remboursés », précise-t-il, et connaît lui-même bien le Covid-19 : il a passé son mois de mars alité à cause du virus, son père vient d’en mourir. La crise à la Rosemontoise a percuté de plein fouet son engagement religieux. Attaché à ses valeurs d’humanité, Joël Goldschmidt a très mal vécu les accusations « d’inhumanité » qui ont fleuri dans les journaux.
« Moi-même j’ai perdu mon père du Covid, mais je n’ai pas accusé l’hôpital d’avoir mal fait son travail. On n’a jamais vécu une crise comme ça, je ne vois pas comment elle aurait pu être gérée parfaitement. Oui, il y a eu des loupés sur l’information et la transparence. Il faut avoir l’humilité de le reconnaître. Parler plus n’aurait pas fait baisser le nombre de morts, mais oui ça aurait diminué le choc », se défend-il. A l’évocation du mail de menaces de sanction aux employés, il répond y être étranger, que c’est « difficilement entendable » d’avoir fait cela, mais qu’il s’agissait de rappeler que la communication sur l’hécatombe de la Rosemontoise était réservée à l’ARS.

Silence et discrétion

Cette consigne de silence et de discrétion a effectivement été transmise à tous les Ehpad du territoire. Olivier Obrecht est le directeur adjoint de l’ARS de Bourgogne-Franche-Comté. C’est lui qui échange avec les journalistes depuis le début de la crise qui a durement frappé sa région. A la question sur la non-diffusion des chiffres des décès et des contaminations, il répond que « ça n’est pas une information d’utilité publique ».
« Autant on a incité les Ehpad à tout dire aux familles des résidents, et ne pas l’avoir fait est une anomalie, autant on leur a dit d’être très vigilants avec la presse. J’assume la retenue d’informations, car l’important est ailleurs, il faut s’occuper des soignants et des vivants. Notre boulot à l’ARS, c’est l’organisation d’un système, pas la transparence. Et le bilan des morts Ehpad par Ehpad n’a aucun intérêt. On ne voulait pas stigmatiser ceux où il y avait des décès comme étant des mauvais Ehpad, car c’est rarement le cas », explique-t-il.
Derrière les murs de la Rosemontoise, les pensionnaires vont enfin prendre leur première douche après un mois de toilettes à la va-vite pratiquées par des soignants débordés par le Covid. La plainte de Sébastien Lévêque n’est pas encore arrivée au siège de l’association Servir. Joël Goldschmidt ne prend pas ça « à la légère » − sa responsabilité de président pourrait être engagée −, mais il reste « serein ». Olivier Obrecht concède que les plaintes vont sûrement se multiplier à l’issue de l’épidémie : « Les contentieux sur la prise en charge sont liés à un défaut de communication. Les gens ont l’impression qu’on leur ment, alors ils attaquent en justice. »
Ces plaintes déboucheront-elles sur des procès, celles de Valdoie, de Mougins, mais aussi de Clamart (Hauts-de-Seine), là encore contre Korian, ou de Chaville (Hauts-de-Seine) contre un Ehpad privé du groupe Villa Beausoleil ? « Les Ehpad n’auront pas de mal à démontrer qu’ils ont fait tout leur possible, veut croire Florence Arnaiz Maumé. Il leur sera facile de prouver que leur responsabilité n’est pas engagée. En revanche, il est certain que l’Etat a tardé à réagir », soutient la directrice générale du Synerpa. « Dans ce genre de dossier, on assiste souvent à une conjonction de défaillances », reconnaît un enquêteur. De fait, philosophe-t-il : « Quand un avion s’écrase, c’est rarement uniquement la faute du pilote. »

dimanche 19 avril 2020

Jean-Jacques Crèvecœur : poète et martyr, escroc et charlatan

J'étais en train de rédiger un article sur ces gens qui vous balancent d'un simple clic des conférences gesticulées de youtubeurs au milieu de la e-conversation que vous étiez en train d'avoir avec eux, ce qui la transformerait en soirée télé si on laissait Lucie Faire, et puis là, non, c'est trop, je suis obligé de remettre cet article à plus tard; j'ai reçu deux "conversations" de Jean-Jacques Crèvecœur, inconnu au bataillon, envoyées par deux personnes sans doute bien intentionnées, issues de deux milieux étanches l'un à l'autre, sans mode d'emploi, tiens, prends ça dans ton temps de télétravail, ça sent un peu la conspiration, je suis obligé d'aller voir.

Mes bien chers frères,  avec une vignette pareille,
je vous défie de regarder mes vidéos.
Une allocution de 41 minutes, une autre d'une heure 14 minutes, qui est d'ailleurs la suite de la précédente car elles sont identifiées par des numéros, comme les séries américaines, c'est bien pratique sauf que l'auteur en est déjà à la S03E34, est-ce qu'on va tout comprendre si on prend la série en cours ? et déjà, le type a de l'humour, d'appeler ça des "conversations du lundi" alors qu'il y déblatère tout seul au coin de ce qui semble être sa cabane au Canada tapie au fond des bois, sur la santé, les vaccins, et la nécessité de nous insurger contre nos gouvernants. Je suis irrité, parce que je sais que je ne vais pas regarder ces vidéos, je ne peux pas, le type me met mal à l'aise physiquement, mais du coup je ne pourrai pas dire à mes amis ce que j'en pense. Ca ne serait pas honnête de ma part. Aah ça, pour regarder se trémousser des greluches dévêtues sous les cyber-lampions cassés de la libération sexuelle, je ne compte pas mes heures, mais dès qu'un gugusse veut m'expliquer pourquoi ma fille est muette en un petit clip youtube d'à peine 40 minutes, le journaliste de l'extrême prétexte une allergie pour se fait exempter, bravo, belle mentalité.
Au delà du fait que les gens de ma génération (je suis 57 ans vieux) ont du mal à passer de la civilisation de l'écrit à celle de l'image, image qui engendre une méfiance instinctive quand elle est exhibée comme preuve, parce  qu'en plus du fait qu'on peut leur faire dire n'importe quoi, on sait très bien que sur le plan mémoriel une image chasse l'autre, alors que les écrits restent, et le sens qui était dedans ne s'évapore pas à la lumière de la conscience quand on rallume la lumière... quelque chose dans l'attitude générale de ce locuteur-là me rend tout de suite méfiant. Déjà, rien que le titre de sa conférence : "Coronavirus - se soumettre ou se mettre debout ?" Et j'ai vu récemment des gens que je croyais jouir d'un grand discernement sombrer dans des fantasmes complotistes assez affligeants. 
Donc avant de me faire hypnotiser par ce chaman du Tube, où il est suivi par des centaines de milliers d'adeptes, je cherche à savoir de qui il s'agit, et je déterre quelques nonosses.
Jean-Jacques Crèvecœur n'a pas de fiche wikipédia, mais ça ne saurait tarder, il est très peu référencé sur le net, c'est aussi pour ça que j'écris sur lui, pour lui faire un peu de contre-publicité à mon modeste niveau, parce qu'il est quand même à la tête d'un empire médiatico-youtubesque auprès duquel celui de Rupert Murdoch fait pâle figure, c'est sans doute réconfortant pour les gens qui sont tombés sous le pouvoir de son incessant babil de conspirateur victimisé, mais c'est un peu anxiogène pour les autres, à moins qu'on passe son chemin en haussant les épaules et en ricanant, mais ça serait dommage, parce qu'il a tout du phénomène de société.

Si tu n'as pas tout compris, j'ai fait d'autres vidéos.
C'est le genre d'individu qui prospère et s'épanouit dans les périodes troubles. Il fait partie de la galaxie des conspirateurs anti-vaccination, que je découvre avec vous. Il n'en est pas à son coup d'essai. En 2009, pour lui la pandémie de grippe porcine n’est autre qu’une machination des gouvernements destinée à exterminer une partie de la population. « Un certain nombre de guillotines ont été fabriquées pour équiper les camps de concentration où on mettra ceux qui refusent la vaccination (contre la grippe H1N1) ». 
Son parcours est très bien résumé sur cet article de Conspiracy Watch. Crèvecœur est en fait le disciple d’un médecin allemand, Ryke Geerd Hamer, grand prophète de la « Médecine Nouvelle » selon laquelle les médecines « alternatives » sont plus efficaces pour soigner le cancer que les médicaments ou les traitements fondés sur la chimiothérapie (..) Dénonçant une « conspiration sioniste » visant à le réduire au silence, le docteur Hamer prétend que les Juifs se soignent selon les préceptes de la « Médecine Nouvelle » tout en dissuadant les non-Juifs de faire de même. Je trouve même dans son wiki que que la chimiothérapie et la morphine seraient utilisées par une conspiration juive dans l'objectif d'un génocide de la population non juive. 
A ce niveau-là, il n'est même plus utile de faire des blagues parodiques. Surtout quand on observe ce qui dans sa biographie a pu contribuer à le rendre marteau : un cocktail de malheur personnel et d'hypothèses audacieuses. J'ai aussi un témoignage de quelqu'un dont la mère a été soignée par les tenants de cette "biologie totale" ou "Médecine Nouvelle Germanique", ça n'a pas été une grosse réussite.
Curieusement, je l'ai aussi trouvé référencé parmi "les 5 pires chaines cancer sur Youtube", cette prise de risque éditoriale étant inattendue sur le site, qui ne paye pas de mine question journalisme d'investigation
Bon, vous allez me dire, c'est bon, n'en jette plus, la cour est pleine. C'est accablant, mais tout ça, c'est des racontars de seconde main, ça peut être des rumeurs, des fake news, du chiqué, du buzz. Le mieux avec les complotistes, c'est quand même de recueillir leur parole à la source, avant qu'elle soit déformée par les journalistes, ces valets du pouvoir; et ça tombe bien, pour ça, Internet permet à n'importe quel étudiant en journalisme confiné d'être en contact direct avec les plus gros mythomanes de la blogosphère, et j’ai fini par trouver une ruse pour vaincre mon aversion lovecraftienne envers l'allocution de Crèvecœur en pdf filmé : sa conférence vidéo, qu’une répulsion sans nom m’interdisait de regarder sur youtube, je l’ai convertie en mp3 grâce à 4k youtube to mp3 et je l’ai écoutée en déracinant à la main avec un couteau à beurre des pâquerettes dans la pelouse, une vraie petite messe conspirationniste célébrée pour moi tout seul en ce dimanche matin.

Culotte ignifugée
(modèle pour goy et non-goy)
Au final, peu de scoops : c'est l'habituelle psalmodie en vers libres de petites vérités de bon sens données pour faire passer de gros mensonges, avec les thèses qu'on retrouve à peu près dans toutes les crèmeries conspis du moment, le vaccin obligatoire dans lequel il y aura une puce pistée par la 5G, les hôpitaux vides, la révolte violente et nécessaire contre nos dirigeants qui se moquent de nous (des anathèmes assez giletsjaunesques pour le coup, on sent le gars qui a travaillé son contact avec le #Peuple), et allez, on est dans l'ère de la post-vérité, profitons-en, bien que si elle suit l'ère de la vérité, ça m'a pas frappé sur le moment... en tout cas si j'étais juif j'irais racheter des culottes ignifugées, parce que ça va bientôt être leur tour de porter le chapeau, comme à chaque grande épidémie.





Voilà, c'était ma Conversation du dimanche #354. 
Quelle purge !

mardi 14 avril 2020

L'an 01, version 2020

J'ai trouvé sur un site conspirationniste (Numerama) une modélisation de la crise et de sa résolution dans le temps. La courbe est un peu optimiste, et la blague aurait pu être conçue par notre filiale en Germanie, car on sent bien que la french touch dans la gestion de crise y est un peu brocardée, mais j’ai bien ri (tant qu’aucun proche n’est touché, je peux me permettre ce luxe) 


lundi 13 avril 2020

Emmanuel Rapenne, gardien de phare : « Le piège du confinement, c’est l’oisiveté »

Comment surmonter, voire enchanter, le confinement ? Des professionnels habitués à la solitude font part de leur expérience et prodiguent leurs conseils pour vaincre l’ennui et l’angoisse de l’isolement.

Par Roxana Azimi Publié aujourd’hui dans Le Monde à 04h00

La dénomination de « gardien de phare » n’existe plus, remplacée par celle de « technicien supérieur du développement durable » aux « phares et balises ». Emmanuel Rapenne, 59 ans, exerce depuis plus de trente ans ce métier, fortement transformé par l’automatisation.


« J’ai rejoint en 1986, à l’âge de 25 ans, les phares et balises. J’étais au chômage et j’ai vu l’avis de concours pour devenir électromécanicien de phare. Je me suis dit que je ferais ça pendant quatre ou cinq ans et qu’après je verrais. A priori, plusieurs éléments dans ce métier me plaisaient, notamment la proximité de la mer et de la nature. J’aime les gens, mais j’apprécie aussi les moments de solitude. Et puis le phare, c’est un objet de fantasme. On se demande toujours comment les gens y vivent, comment cette lumière fonctionne.
J’ai été en poste cinq ans en Corse, à Senetosa, dans un phare isolé à terre. Nous étions deux gardiens, et nous surveillions les feux en alternance un jour sur deux. On montait deux semaines en haut de la vigie, puis on redescendait une semaine chez nous. On vivait beaucoup la nuit, pour surveiller le fonctionnement du phare. C’est aussi le moment où la nature se pose, l’énergie est tout autre.
Gardien de phare, c’est un métier de présence, d’attention. C’est une grande responsabilité aussi, même si les bateaux sont aujourd’hui munis de GPS. En Corse, après avoir vérifié tous les aspects mécaniques et techniques, comme les stocks de batteries, qu’on rechargeait avec le groupe électrogène, il fallait occuper le temps. Je dis bien “occuper” et non “tuer” ce temps qui, par moments, semblait interminable. Certains collègues n’y arrivaient pas et, au bout d’une semaine, ils voulaient redescendre. Tout le monde ne supportait pas la vie hachée, la famille au loin, les enfants qu’on ne voit grandir qu’une semaine par mois. On vivait mal le fait qu’une relève soit reportée d’une journée à cause d’une tempête. L’isolement n’est supportable que lorsqu’on ne le ressent pas comme une contrainte.
Le piège du confinement, c’est l’oisiveté. Il faut absolument développer des jardins secrets. J’avais plusieurs centres d’intérêt, car il m’était difficile de me focaliser des heures durant sur un seul hobby ou une seule passion. Je grattais ma guitare, je lisais des livres de science-fiction, j’allais me promener autour du phare dans le maquis, je pêchais. Dans le film L’Equipier [de Philippe Lioret, 2004], le gardien du phare fabriquait des chaises. Moi, je me suis fabriqué moi-même.
Je me suis discipliné, parce que je devais rester concentré. On ne doit jamais perdre possession de son esprit. Autrement on commence à ruminer, les détails prennent une importance démesurée. Lorsque l’on est isolé, la hiérarchie des valeurs change. En Corse, j’ai commencé à faire un peu de yoga, ce qui m’a conduit plus tard au bouddhisme tibétain. J’y suis allé doucement, parce qu’il ne faut brutaliser ni l’esprit ni le corps, sinon ils se rebiffent.
Lorsque je suis arrivé sur l’île de Porquerolles [Var] en 1992, le métier avait déjà évolué. Aujourd’hui, je ne suis plus physiquement dans le phare, mais dans une maison à 100 mètres. Les horaires ont changé, ils sont calés sur ceux d’autres professions, du lundi au vendredi, avec des semaines d’astreinte une à deux fois par mois. Je ne suis plus isolé du monde, mais je n’ai pas cessé pour autant ma quête intérieure. »

dans la même collection, ou presque : 

dimanche 12 avril 2020

Coronavirus en France : « En matière de prévention, nous ne sommes pas à la hauteur de l’épidémie »

Pour l’ancien directeur général de la santé William Dab, le gouvernement fait peser, avec le confinement, l’ensemble des efforts de prévention sur la population.
Propos recueillis par Paul Benkimoun Publié hier à 10h31, mis à jour à 06h21

Professeur émérite au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), où il était il y a peu titulaire de la chaire Hygiène et sécurité, William Dab est médecin et épidémiologiste. De 2003 à 2005, il a été directeur général de la santé et avait démissionné en raison de désaccords sur la politique de santé publique avec le ministre de la santé d’alors, Philippe Douste-Blazy. Il livre une analyse critique de la réponse française au Covid-19.

Quelle est votre appréciation de la situation sanitaire de l’épidémie de Covid-19 ?
Un premier élément à prendre en compte est qu’actuellement nous avons un décompte de la morbidité et de la mortalité directement liée au virus. En fait, nous aurons aussi à déplorer des répercussions sur la santé à moyen terme qu’on peut appeler indirectes parce que ce n’est pas le virus qui sera en cause, mais les complications chez les patients souffrant de maladies cardiaques, pulmonaires, rénales, etc.
Ces complications ont deux origines. Le Covid-19, qui entraîne un alitement, qui est un facteur de risque important chez les personnes âgées. Et le fait que le suivi des malades chroniques est moins bon parce que le système de soins est saturé par l’épidémie. Il faut donc s’attendre au total à plusieurs dizaines de milliers de décès directement et indirectement liés à l’épidémie.

Et sur l’évolution de l’épidémie ?
Je suis frappé par le fait qu’après quatre semaines de confinement, la courbe épidémique n’est que ralentie. Nous restons avec un flux important de malades chaque jour. Trois raisons peuvent expliquer cela.
D’abord le confinement n’est qu’imparfaitement respecté. En particulier, ceux qui continuent de travailler et qui prennent les transports en commun peuvent se contaminer, alors que le port du masque n’est pas généralisé. Ensuite, on peut se demander s’il n’y a pas une transmission aérienne du virus et pas seulement par les gouttelettes. Cette question est débattue, notamment cette semaine dans la revue Nature. Enfin, et cela me semble très grave, on laisse retourner chez elles des personnes contagieuses à la sortie de l’hôpital ou du cabinet du médecin parce qu’elles n’ont pas besoin de soins. Elles peuvent alors contaminer leurs proches. Comment l’éviter quand on vit dans un petit appartement ?

Que faudrait-il faire ?
Cela fait des jours que plusieurs instances, dont le conseil scientifique du gouvernement, recommandent de mettre ces personnes, de même que leurs contacts, en isolement dans des hôtels (qui sont vides) ou des lieux fermés analogues. La maire de Paris le demande aussi, mais il ne se passe rien.
De façon générale, dans les mesures adoptées, il y a un mélange d’excellence et de médiocrité. L’excellence, ce sont les soins. Des centaines de vie ont été sauvées par l’héroïsme des soignants et des aidants, ainsi que par un effort sans précédent qui a permis de doubler nos capacités de réanimation et de désengorger les hôpitaux saturés. C’est vraiment remarquable.
En revanche, en matière de prévention, nous ne sommes pas à la hauteur de l’épidémie.
Pourquoi ?
La seule mesure de prévention est en réalité le confinement généralisé assorti de recommandations d’hygiène. Autrement dit, on fait peser sur la population la totalité des efforts de prévention. Ça ne peut pas marcher et le coût humain est effrayant avec un cortège d’inégalités sociales qui s’aggravent. Réalise-t-on bien ce que cela représente pour une famille avec disons deux enfants qui vit dans 50 m² avec les deux parents en télétravail et les enfants qui doivent faire l’école à la maison ? Si l’effort de prévention est partagé, cela peut tenir encore quelque temps, mais, s’il ne se passe rien d’autre, il y aura des mouvements de révolte. Or l’adhésion du public est une condition pour casser l’épidémie. Le macromanagement ne suffit pas. Il faut une capacité de micromanagement.
Je considère que nous entrons dans une période où le confinement aura plus d’inconvénients (économiques, psychologiques, familiaux, médicaux) que de bénéfices.

Que peut-on faire d’autre ?
D’abord de l’épidémiologie de terrain. Comment se fait-il que ce soient des épidémiologistes britanniques qui ont estimé la proportion de Français infectés ? Comment lutter contre une épidémie sans connaître son étendue ? Des enquêtes par sondages hebdomadaires par téléphone ou Internet permettraient de suivre son évolution. C’est facile à réaliser. Ce n’est pas complètement fiable, mais c’est mieux d’être dans le brouillard que dans le noir absolu. En attendant que des tests sérologiques soient déployés à grande échelle, même avec des imperfections, ce type d’enquête par sondages répétés nous donnerait une tendance sur l’évolution de la prévalence de l’infection.
De même, il faut comprendre pourquoi on a encore tant de nouveaux malades. Où ont-ils été contaminés ? On ne peut pas enquêter sur tous les cas, mais, là encore, une procédure d’échantillonnage suffirait à fournir des indications sur les circonstances de l’infection. Dans les CHU, de nombreuses études cliniques sur d’autres thèmes que le Covid-19 sont actuellement suspendues. Les professionnels de santé qui les réalisent sur le terrain et ont un savoir-faire pourraient être mobilisés à cette fin.
Autre exemple, il y a des dizaines de milliers de patients qui prennent quotidiennement de l’hydroxychloroquine pour des maladies rhumatismales. Cela fait plus de deux mois qu’il y a un débat sur ce traitement. Pourquoi ne sait-on pas si ces patients sont moins atteints par le coronavirus que les autres ? Nous avons des bases de données accessibles pour faire ce travail et une agence du médicament pour le faire.
Ensuite, on ne dit pas clairement à la population quand les masques et les tests arriveront. Si on ne le sait pas, il faut le dire. Aucun déconfinement n’est envisageable sans ces outils. De même, quand les soignants seront-ils enfin correctement protégés ? On n’entend pas la réponse.
Enfin, il faut un commandement unifié et moins de bureaucratie.

Que voulez-vous dire ?
Je vais vous donner un exemple personnel. Dès le début de l’alerte, je me suis inscrit à la réserve sanitaire. Il y a une semaine, je reçois un message me demandant si je suis prêt à appuyer au plan épidémiologique une ARS [agence régionale de santé] dans un département d’outre-mer. Je réponds immédiatement que je suis volontaire et que je libère tout mon agenda jusqu’à fin juin. Au bout de six jours, pas de réponse. Je fais savoir que je trouve cela anormal en situation d’urgence. Je reçois alors comme réponse que mon dossier administratif n’est pas complet. Il manque la copie de mon diplôme de docteur en médecine (qui est à mon bureau, donc inaccessible) et un certificat d’aptitude médicale. Je n’aurai pas l’odieuse pensée de déranger un confrère surchargé pour qu’il atteste que je suis apte à faire de l’épidémiologie ! Le président de la République a déclaré la guerre, mais les services continuent de fonctionner comme en temps de paix.
En 1917, la première chose qu’a faite Georges Clemenceau en devenant président du Conseil et ministre de la guerre, c’est de se débarrasser des bureaucrates sans valeur ajoutée, voire à valeur négative. Ensuite, il a obtenu des Alliés un commandement unifié. On multiplie les instances, les conseils, les comités qui font de leur mieux, mais il n’y a pas le souci des détails, ils n’ont pas de rôle opérationnel. Quand Clemenceau visitait le front au péril de sa vie, ce n’était pas seulement pour soutenir le moral des troupes. C’était aussi pour vérifier que l’intendance suivait.
Pour gagner contre une épidémie, il faut trois conditions : la surveillance, la réactivité et un commandement resserré qui fait un lien opérationnel entre la doctrine et le terrain.

Etes-vous pessimiste ?
Oui, au moment où nous nous parlons. Non, si les principes de base de la lutte contre les épidémies sont enfin mis en œuvre de toute urgence en s’affranchissant des contraintes administratives que le gouvernement a désormais les outils juridiques de lever.
Cette situation illustre jusqu’à la caricature la faiblesse de la santé publique française. On mise tout sur les soins sans réaliser que la prévention est un investissement très rentable. Chaque fois que l’on dépense 100 euros dans le domaine de la santé, 96 % vont aux soins et 4 % à la prévention organisée. C’est cela que nous payons, comme nous payons l’incurie de la gestion de l’amiante – 100 000 décès cumulés.
Tous les soirs à 20 heures, nous applaudissons nos soignants. Je me demande si nous ne devrions pas siffler tous les midis les carences de la prévention de terrain jusqu’à ce qu’elle devienne efficace.

samedi 11 avril 2020

« Beaucoup de scientifiques ont averti qu’une pandémie se préparait, et personne n’a semblé les écouter »

Dans son roman « L’Année du lion », paru en France en 2017, l’écrivain sud-africain Deon Meyer avait anticipé l’actuelle épidémie due au coronavirus.

Propos recueillis par Maryline Baumard Publié hier à 09h00, mis à jour hier à 14h21

L’écrivain Deon Meyer, à Stellenbosch,
en Afrique du Sud, le 23 janvier 2020.
Une voiture abandonnée sur une route déserte, un peu de nourriture périmée. C’est dans cet environnement qu’un père et son fils, tous deux survivants du « viruscorona » qui vient de décimer 95 % de la population mondiale, sont attaqués par des chiens sauvages. Ainsi commence L’Année du lion, un roman de Deon Meyer que la France a pris en 2017 pour un récit postapocalyptique. Personne n’imaginait à l’époque que cette fiction racontait déjà l’actuelle pandémie liée au coronavirus. Pas même son auteur.
L’écrivain sud-africain avait pourtant fait valider scientifiquement que le coronavirus était bien l’agent pathogène le plus dangereux pour la race humaine et la planète. Il avait travaillé sur sa transmission et ses conséquences sur nos sociétés mondialisées, du passage de l’animal à l’homme à la contamination intercontinentale, en passant par la fermeture des frontières ou les détournements de masques de protection, devenus armes de cette drôle de guerre…
Trois ans après la traduction du roman en français, la trame qui le sous-tend, improbable hier pour une imagination moyenne, est devenue réalité. Drôle de préfiguration ! Y compris pour Deon Meyer, qui s’est replongé dans ses notes, lui-même un peu effrayé de découvrir que son roman avait anticipé une catastrophe planétaire.

Une humanité décimée par un coronavirus, c’est le point de départ de L’Année du lion. Comment vous est venue cette idée ?
Pour être honnête, avec L’Année du Lion, je voulais d’abord explorer notre monde après qu’un virus eut décimé la population mondiale, et pas tant la pandémie elle-même. Il se trouve que les récits de l’expérience chaotique des personnages durant la pandémie n’ont cessé de s’inviter dans le livre, ce qui m’a obligé à faire des recherches sur la nature des pandémies et à essayer d’imaginer ce que ce serait de vivre une telle situation.
Pour mettre en scène ce monde fictif postapocalyptique que je voulais, je devais tuer 95 % de la population mondiale, mais laisser toutes les infrastructures intactes. Mes recherches pour le roman ont été faites après l’apparition de la grippe aviaire H5N1 de 1996 et de la grippe porcine H1N1 de 2009-2010. Ces deux crises terrifiantes, ainsi que les épidémies récurrentes d’Ebola en Afrique, m’ont donné l’idée d’explorer la possibilité qu’un virus soit à l’origine de l’apocalypse dont j’avais besoin.
Alors j’ai commencé à chercher un expert de classe mondiale en matière de virus et je suis tombé sur le professeur Wolfgang Preiser, chef du département de virologie médicale de l’université de Stellenbosch.

L’idée vous paraissait-elle farfelue, à l’époque, quand vous l’avez posée comme base de votre roman ?
Plus j’approfondissais mes recherches à l’époque, moins l’idée me semblait farfelue. Beaucoup de gens très intelligents, tous des scientifiques très respectés dans divers domaines, avertissaient qu’une pandémie se préparait et que ce n’était qu’une question de temps avant qu’un virus ou une bactérie ne fasse de vrais ravages. Ce qui m’a fasciné alors, c’est que personne ne semblait les écouter. N’est-ce pas d’ailleurs la même chose avec la montée des superbactéries à cause de l’abus d’antibiotiques ? Ou avec le réchauffement climatique, bien que de plus en plus de dirigeants mondiaux semblent maintenant prendre cette question plus au sérieux ?

Pourquoi un coronavirus, et pas Ebola ou un autre agent pathogène ?
J’avais demandé à Wolfgang Preiser d’identifier un virus qui pourrait tuer 95 % de la population mondiale. Magnanime et indulgent, le professeur a non seulement joué le jeu avec enthousiasme, mais il a aussi fait appel à un illustre collègue à lui, le professeur Richard Tedder, de l’University College de Londres, pour qu’il l’aide. Tous deux ont identifié le coronavirus comme le meilleur candidat, bien qu’ils aient dit que mon chiffre de 95 % était bien trop pessimiste, et m’ont donné tous les détails sur la façon dont cela pourrait se produire. Détails que j’ai inclus dans le roman.

Racontez-nous, pour ceux qui n’ont pas lu le roman, quelques-uns de ces détails de la transmission telle que vous l’aviez décrite…
Eh bien, quelque part en Afrique tropicale, un homme est allongé sous un manguier. Cet homme est affaibli parce qu’il est séropositif et ne bénéficie d’aucun traitement ; en plus, il est porteur d’un coronavirus. Mais rien d’étrange à cela, les coronavirus sont assez courants ; avant la pandémie, on en connaissait au moins quatre qui provoquaient des symptômes de grippe ou des rhumes chez l’humain.
Les coronavirus sont également présents chez les animaux, les mammifères et les oiseaux. Or dans le manguier, il y a une chauve-souris, porteuse d’un autre type de coronavirus. Cet animal malade défèque sur le visage de l’homme allongé. Les excréments liquides entrent en contact avec ses yeux, son nez ou sa bouche, ce qui introduit le second coronavirus dans son système respiratoire, avant que les deux coronavirus se multiplient ensemble à l’intérieur des mêmes cellules de sa trachée. Là, leur matériel génétique se combine, donnant naissance à un nouveau coronavirus, extrêmement pathogène, qui peut facilement infecter d’autres personnes par simple inhalation.
L’homme du manguier vit dans une communauté pauvre, où les gens s’entassent les uns sur les autres et où l’incidence du VIH est élevée. Evidemment, il infecte rapidement d’autres personnes. Et le nouveau virus se répand dans la communauté, en continuant de muter. Et une de ses mutations le rend capable de se transmettre facilement dans l’air et de contaminer des personnes en les laissant asymptomatiques assez longtemps pour qu’elles en infectent beaucoup d’autres avant de mourir.
Un des membres de la famille de l’homme du manguier, touché lui aussi, travaille dans un aéroport de la ville voisine et tousse sur une passagère, juste avant que cette femme ne prenne un vol pour l’Angleterre, où se déroule alors un grand événement sportif international…

Si l’on remplace la chauve-souris par le pangolin, la chaîne de transmission ressemble à ce qu’on a connu…
Dans mon roman, tous les pays développés ont bien sûr un protocole à appliquer en cas de maladie infectieuse mortelle. Comme la plupart des pays en développement, qui ont aussi des plans détaillés pour ce genre de scénario. Il y avait des directives et des systèmes pour contrer une épidémie. En théorie, ils auraient dû fonctionner. Mais la nature n’a pas tenu compte de ces théories. Et la faillibilité humaine non plus…

Tout de même, le fait de vivre sur le continent africain ne rend-il pas un écrivain plus sensible à cette thématique des pandémies ?
Très certainement. Et pas seulement à cause du VIH/sida et du virus Ebola. La pauvreté, la densité de population dans les villes, les systèmes de santé fragiles, la corruption et les dirigeants irresponsables créent des conditions de circulation rapide des virus.
Je dois m’empresser d’ajouter que l’Afrique du Sud a beaucoup de chance d’avoir un dirigeant comme le président Cyril Ramaphosa en ce moment, mais même lui et son gouvernement sont aux prises avec l’horrible héritage de notre ancien président kleptocrate Jacob Zuma et de ses acolytes, qui ont pratiquement détruit notre pays sur le plan économique. Notre capacité à lutter aujourd’hui contre le Covid-19 est d’ailleurs sérieusement entravée par cette situation.

Vous sentez-vous visionnaire ?
Les véritables visionnaires sont les professeurs Preiser et Tedder, et tant d’autres scientifiques qui nous ont mis en garde, mais nous ne les avons pas pris au sérieux. Tout ce que j’ai fait, c’est extrapoler leurs informations et essayer d’imaginer une pandémie et ses conséquences.
Je dois admettre que je ne trouve aucun plaisir à avoir anticipé ce qui est en train de se passer. Les personnes qui ont perdu des proches dans ces circonstances très difficiles souffrent terriblement. Personnellement, ma fille vit en Italie – j’ai le bonheur qu’elle soit en bonne santé –, ma mère a presque 90 ans, et moi, j’en ai quasiment 62. Ajoutons que j’ai fumé pendant une grande partie de ma vie. Donc j’ai un peu de souci à me faire…

Depuis L’Année du lion, vous êtes passé à autre chose, vous avez écrit d’autres livres. A quel moment de l’apparition de cette pandémie ce souvenir a-t-il refait surface ?
Le souvenir de ce roman m’est revenu tout à coup alors que, à la mi-janvier, le virus se répandait très rapidement à Wuhan et qu’on a commencé à en parler par-delà les frontières chinoises. L’affaire a vite pris un tour tel que j’ai remis le nez dans mes notes de recherche de 2015-2016 pour l’écriture de L’Année du lion. Et je me suis fait peur…

On dit que la politique, c’est l’art de prévoir… Cette crise ne montre-t-elle pas que les gouvernants manquent cruellement d’imagination pour dessiner leur champ de prévisions ?
Les grands dirigeants ne manquent pas d’imagination. A leur décharge, ils ont peut-être eu tellement de sujets à gérer ces dernières années – l’économie mondiale, la crise des réfugiés, le terrorisme, le Brexit, un imbécile à la Maison Blanche, la montée des extrêmes droites et des nationalismes, la menace croissante du réchauffement climatique – qu’ils n’ont tout simplement pas eu le loisir nécessaire pour s’inquiéter des pandémies virales. Ni l’argent nécessaire pour s’y préparer, d’ailleurs.
Pour moi, nous vivons dans un monde divisé et largement débordé par ses problèmes écologiques, économiques et politiques. Même les très grands hommes politiques n’ont ni les moyens ni le soutien nécessaire pour faire tout simplement ce qu’il faudrait. En tant qu’électeurs, nous devons également en assumer la responsabilité. Si nous ne commençons pas à nous unir derrière les dirigeants qui veulent penser un monde durable, nos enfants en paieront le prix.

Ne considérez-vous pas aujourd’hui que la littérature s’impose comme un meilleur moyen d’anticiper l’avenir, plus efficace que la politique ?
Oui, je crois que la littérature est la meilleure façon d’anticiper l’avenir. Elle l’a toujours été, mais, pour être juste, il faut dire que la littérature s’est aussi beaucoup trompée. D’ailleurs, si la littérature permet de mieux anticiper, c’est peut-être parce que les auteurs ont le luxe de spéculer sans conséquences.

L’Année du lion, de Deon Meyer, traduit de l’afrikaans et de l’anglais par Catherine Du Toit et Marie-Caroline Aubert, éd. Seuil, 2017, 640 pages, 23 euros.