samedi 2 janvier 2016

mardi 29 décembre 2015

L'infinie comédie


« Elle lui avait promis un cinquième d’un kilo de marijuana, 200 grammes d’une marijuana de qualité exceptionnelle, pour 1 250 $ E.U. Il avait tenté d’arrêter de fumer de la marijuana 70 ou 80 fois déjà. Avant de connaître cette femme. Elle ignorait qu’il avait tenté d’arrêter. Il tenait toujours une ou deux semaines, ou parfois deux jours, puis il changeait d’avis et décidait d’en commander une dernière fois. Une ultime dernière fois, il avait cherché un nouveau dealer, quelqu’un à qui il n’avait pas encore dit qu’il voulait arrêter en le suppliant de ne plus jamais, en aucun cas, lui fournir de dope. Il fallait que ce soit une tierce personne, parce qu’il avait demandé à tous les dealers qu’il connaissait de l’exclure. Et cette tierce personne devait être quelqu’un de complètement nouveau, parce que chaque fois qu’il achetait de la dope il savait que ce devait être la dernière fois et donc il leur disait, leur demandait, comme une faveur, de ne plus jamais lui en procurer, jamais. Et quand il avait dit ça à quelqu’un, il ne lui en redemandait jamais, parce qu’il était fier, et sympa aussi, il ne voulait mettre personne dans ce genre de situation conflictuelle. Et puis il se trouvait lui-même craignos, rapport à la dope, et il avait peur que d’autres ne le considèrent également comme tel, rapport à ça. Il restait assis à réfléchir, il attendait, dans un X irrégulier de lumières venues de deux fenêtres différentes. Une ou deux fois il regarda le téléphone. L’insecte avait redisparu dans le trou du support métallique d’une des étagères.
Elle avait promis de venir à une certaine heure, et cette heure était passée. Finalement il céda et composa son numéro, juste la fonction audio, il laissa sonner plusieurs fois, craignant toujours d’occuper la ligne trop longtemps, et il tomba sur son répondeur audio, le message était accompagné d’une musique pop ironique et la voix de la femme et celle d’un homme disaient en même temps nous vous rappellerons, et ce « nous » donnait l’impression d’un couple, l’homme était un beau Noir qui allait en fac de droit, elle était décoratrice de théâtre, et il ne laissa pas de message parce qu’il ne voulait pas qu’elle sache à quel point il était en manque. Il avait traité la chose par-dessus la jambe. Elle avait dit qu’elle connaissait un mec sur l’autre rive à Allston qui vendait une bonne résine en quantités modérées et il avait bâillé en disant ouais, peut-être, tiens ouais, pourquoi pas, bien sûr, pour fêter un truc, j’en ai pas acheté depuis je sais pas combien de temps. Elle disait qu’il habitait dans une caravane et avait un bec-de-lièvre et des serpents et pas de téléphone, qu’il n’était pas fondamentalement ce qu’on appelle un type agréable ni attirant mais qu’il vendait souvent de la dope à des théâtreux de Cambridge et qu’il était fidèle à ses clients. Il avait dit qu’il ne se rappelait même pas quand il en avait acheté pour la dernière fois, tellement ça faisait longtemps. Il avait dit qu’il en voulait quand même une quantité honnête parce que des copains l’avaient appelé récemment pour lui demander s’il pouvait leur en filer. Il avait cette habitude de dire que s’il achetait de la dope, c’était surtout pour les copains. Comme ça, si la femme n’en avait pas alors qu’elle lui en avait promis et qu’il commençait à angoisser, il pourrait lui dire que c’étaient ses copains qui angoissaient et qu’il était désolé de la déranger pour si peu mais que ses copains angoissaient et le harcelaient et qu’il voulait juste savoir ce qu’il pouvait bien leur dire. Il était pris entre deux feux, selon son expression. Il pourrait dire que ses copains lui avaient donné du fric et qu’ils angoissaient maintenant, qu’ils le pressaient, l’appelaient, le harcelaient. Cette tactique n’était pas possible avec cette femme qui avait dit qu’elle viendrait parce qu’il ne lui avait pas encore remis les 1 250 $. Elle n’avait pas voulu. Elle avait les moyens. Sa famille avait les moyens, avait-elle dit pour expliquer qu’elle habitait un immeuble plutôt pas mal alors qu’elle travaillait comme décoratrice pour une compagnie théâtrale de Cambridge qui ne montait que des pièces allemandes dans des décors sombres et crasseux. Elle disait que l’argent n’était pas un problème, qu’elle couvrirait les frais elle-même quand elle irait à Allston Spur pour voir si le mec était chez lui dans la caravane, mais elle était certaine qu’il y serait cet après-midi, et qu’il n’aurait qu’à la rembourser quand elle lui apporterait la dope. Cet arrangement à l’amiable l’avait rendu anxieux, alors il l’avait jouée encore plus relax, avait dit d’accord, super, peu importe. En y repensant, il était sûr d’avoir dit peu importe, ce qui rétrospectivement l’inquiétait parce qu’elle pouvait avoir compris qu’il s’en foutait complètement, à tel point que, si elle oubliait d’y aller ou d’appeler, ce ne serait pas important, alors que maintenant qu’il avait décidé d’avoir de la marijuana chez lui, c’était très important. Très important. Il avait été trop relax avec la femme, il aurait dû la forcer à accepter les 1 250 $ tout de suite en prétendant que c’était par politesse, par souci de ne pas la gêner financièrement pour une affaire aussi dérisoire et banale. L’argent créait une obligation et il aurait voulu que la femme se sente obligée de tenir sa promesse, puisque cette promesse l’avait tout tourneboulé à l’intérieur. Quand il était tout tourneboulé à l’intérieur, la chose était si importante qu’il craignait de montrer à quel point c’était important. Dès lors qu’il lui avait demandé de lui en procurer, il s’était astreint à une série de tâches. L’insecte était de retour sur l’étagère. Il semblait ne rien faire. Il était sorti du trou dans le support et restait sans bouger sur l’étagère. Au bout d’un moment, il disparaîtrait de nouveau dans le trou où, très probablement, il ne ferait rien non plus. Entre l’insecte dans le support de son étagère et lui-même, il y avait une certaine similitude, mais il ne savait pas laquelle au juste. En décidant d’avoir de la marijuana chez lui une dernière fois, il s’était astreint d’avance à une série de tâches. Il allait devoir modemiser avec l’agence pour dire qu’il avait une affaire urgente et qu’il postait une e-note sur le téléputeur d’une collègue lui demandant de prendre ses appels jusqu’à la fin de la semaine parce qu’il ne serait pas joignable pendant plusieurs jours à cause de cette affaire urgente. Il allait devoir enregistrer un message audio sur son répondeur pour annoncer que, à partir de cet après-midi, il serait injoignable pendant plusieurs jours. Faire le ménage dans sa chambre, parce que, une fois dopé, il ne quitterait plus sa chambre sauf pour aller jusqu’au frigo et dans la salle de bains, des allers-retours très rapides. Il allait devoir jeter sa bière et son alcool parce que s’il buvait et fumait de la dope en même temps il serait vaseux et malade et s’il avait de l’alcool à la maison il n’était pas sûr de résister à la tentation de boire tout en ayant commencé à fumer. Il avait dû faire plusieurs courses. Prévoir des réserves. Maintenant seule une antenne de l’insecte sortait du trou dans le support. Elle saillait, mais ne bougeait pas. Il avait dû acheter du soda, des Oreo, du pain, de quoi faire des sandwiches, de la mayonnaise, des tomates, des M&M’s, des cookies Almost Home, de la glace, un gâteau au chocolat Pepperidge Farm et quatre pots de crème au chocolat à manger avec une grande cuiller. Passer une commande de cartouches au vidéoclub InterLace. Acheter des anti-acides pour pallier les indispositions, tard le soir, causées par tout ce qu’il allait manger. Acheter un bong neuf, parce que chaque fois qu’il terminait ce qui était censé être son dernier sachet de marijuana il décidait que ça suffisait comme ça, qu’il en avait marre, qu’il n’aimait même plus ça, stop, fini de se cacher, fini d’ennuyer ses collègues, de changer les messages sur son répondeur, de garer sa voiture loin de son immeuble, de fermer ses fenêtres, ses rideaux, ses volets et de limiter ses déplacements à de courts vecteurs entre le téléputeur InterLace de sa chambre, le frigo et les toilettes, et il jetait son bong après l’avoir emballé dans plusieurs sacs plastique. Son réfrigérateur fabriquait automatiquement des glaçons en forme de petits croissants opaques et il adorait ça, quand il avait de la dope chez lui il buvait toujours beaucoup de soda et d’eau glacés. Rien que d’y penser, il avait la langue pâteuse. Il regarda le téléphone et l’heure. Il regarda les fenêtres mais pas les feuillages ni l’allée goudronnée derrière les fenêtres. Il avait déjà épousseté ses stores vénitiens et ses rideaux, tout était près à être fermé. Dès que la femme qui avait dit qu’elle viendrait serait venue, il fermerait tout. Il se dit qu’il allait disparaître dans le trou d’un support à l’intérieur de lui soutenant quelque chose d’autre à l’intérieur de lui. Il ne savait pas bien ce qu’était cette chose à l’intérieur de lui et il ne se sentait pas prêt à entreprendre la série de tâches nécessaires à l’élucidation de cette question. Cela faisait maintenant trois heures que la femme aurait dû être là. Un conseiller personnel, Randi, avec un i, moustachu comme un gendarme canadien à cheval, lui avait dit, deux ans auparavant, dans le cadre d’un traitement ambulatoire, qu’il ne s’astreignait pas assez à la série de tâches requises pour éliminer certaines substances de sa façon de vivre. Il avait dû acheter un nouveau bong chez Bogart à Porter Square, Cambridge, parce que chaque fois qu’il terminait la dernière des substances à sa portée il jetait ses bongs, ses pipes, ses tamis, ses tubes, son papier à rouler, ses pinces à joint, ses briquets, la Visine, le Pepto-Bismol, ses biscuits et ses crèmes pour parer à toute tentation future. Il se sentait toujours plein d’optimisme et de bonnes résolutions après avoir jeté ces articles. Il avait acheté le nouveau bong et stocké ses fournitures ce matin, il était rentré avec tout ce barda bien avant l’heure à laquelle la femme avait dit qu’elle viendrait. Il pensa au nouveau bong et au paquet neuf de petits tamis ronds en laiton dans le sac Bogart sur la table de sa cuisine ensoleillée et ne parvint pas à se rappeler la couleur de ce nouveau bong. Le dernier était orange, le précédent était vieux rose et s’était culotté de résine en quatre jours. Il ne se rappelait pas la couleur de ce nouvel ultime dernier bong. Il envisagea d’aller vérifier la couleur du bong qu’il allait utiliser mais estima qu’une vérification obsessionnelle et des mouvements compulsifs pouvaient compromettre l’atmosphère de tranquillité neutre nécessaire à son attente, vigilante mais immobile, de la femme qu’il avait rencontrée à l’occasion d’une petite campagne de sponsorisation par son agence du nouveau festival Wedekind de sa petite compagnie théâtrale, son attente de cette femme avec qui il avait eu des rapports deux fois et qui devait honorer sa promesse. Il essaya de déterminer si cette femme était jolie. Quand il se vouait à une ultime séance récréative de fumette il s’approvisionnait également en vaseline. Quand il fumait de la marijuana il avait tendance à se masturber beaucoup, qu’il eût ou non des projets de rapports sexuels, optant quand il fumait pour la masturbation de préférence aux rapports sexuels, et la vaseline lui évitait de reprendre une fonction normale en étant tout endolori. Il hésitait aussi à se lever pour vérifier la couleur de son bong parce que le trajet jusqu’à la cuisine l’obligeait à passer juste à côté de la console téléphonique et il ne voulait pas être tenté d’appeler la femme qui avait dit qu’elle viendrait parce qu’il rechignait à la déranger pour une chose qu’il avait présentée comme banale et il craignait que le fait de tomber plusieurs fois sur son répondeur ne le mette encore plus mal à l’aise, s’inquiétait aussi d’occuper la ligne au moment même où elle appellerait, ce qu’elle ne manquerait pas de faire. Il décida de souscrire au service supplémentaire payant du Signal d’appel dans son abonnement téléphonique audio, puis songea que, puisque c’était absolument la dernière fois qu’il s’adonnerait à ce que Randi, avec un i, avait appelé une addiction en tout point aussi préjudiciable que l’alcoolisme pur et simple, il n’avait pas vraiment besoin du Signal d’appel, vu qu’une situation comme celle-ci ne se reproduirait jamais. Ces pensées faillirent le mettre en rogne. Pour assurer l’impassibilité de sa position assise dans la lumière il se concentra sur son environnement. Aucune partie de l’insecte qu’il avait vu n’était à présent visible. Les clics de son horloge portative se décomposaient en trois moindres clics, signifiant, supposait-il, mise en place, mouvement, réajustement. Il commençait à se dégoûter lui-même d’attendre si anxieusement l’arrivée promise de quelque chose qui avait cessé d’être divertissant de toute façon. Il ne savait même plus pourquoi il aimait encore ça. Ça lui desséchait la bouche, lui desséchait et lui rougissait les yeux, lui ramollissait la figure, et il détestait avoir la figure ramollie, c’était comme si l’intégrité de ses muscles faciaux était érodée par la marijuana, or il était terriblement gêné par le ramollissement de son visage et s’interdisait depuis longtemps de fumer de la dope en présence d’autrui. Il ne savait même pas ce que ça lui apportait. Il n’osait même plus se montrer devant quelqu’un s’il avait fumé de la marijuana dans la journée tellement ça le gênait. Et la dope lui causait souvent une douloureuse pleurésie s’il fumait plus de deux jours d’affilée à un rythme soutenu devant la visionneuse InterLace de sa chambre. Ses pensées partaient dans des zigzags délirants et il regardait ébahi, tel un enfant un peu demeuré, les cartouches récréatives – quand il choisissait ses cartouches de films pour une séance prolongée de fumette, il donnait la préférence à des films pleins d’explosions et d’accidents, dans lesquels un spécialiste des faits déplaisants comme Randi aurait sûrement relevé des influences néfastes. Il lissa sa cravate en rassemblant son intellect, sa volonté, sa conscience de soi, sa conviction et décréta que lorsque cette ultime femme viendrait comme elle ne manquerait pas de le faire ce serait tout simplement sa toute dernière orgie de marijuana. Il en fumerait tant et si vite que c’en serait désagréable et lui laisserait un souvenir si répugnant qu’après l’avoir consommée et éradiquée de chez lui et de sa vie de manière expéditive il n’en aurait plus jamais envie. Il s’emploierait à associer la came avec une série de phénomènes extrêmement pénibles dans sa mémoire. La dope l’effrayait. Elle lui causait des peurs. Ce n’était pas la dope en soi qui lui faisait peur mais tout le reste, quand il fumait il avait peur de tout. Il y avait longtemps que ce n’était plus ni un répit ni un soulagement ni un plaisir. Cette dernière fois, il fumerait la totalité des 200 grammes – 120 grammes  après l’opération de tri – en quatre jours, plus d’une once par jour, en longues et denses bouffées dans un bong vierge et de qualité, une quantité quotidienne énorme, démente, il en ferait une mission, traiterait ça comme une pénitence et un régime de rééducation comportementale en même temps, il fumerait à raison de 30 grammes haute densité par jour, commencerait dès le réveil, aussitôt après avoir décollé sa langue de son palais avec de l’eau glacée et avoir avalé un anti-acide – une moyenne de 200 à 300 hits par jour, une quantité volontairement démente et désagréable, et il s’imposerait de fumer continûment, même si la marijuana était aussi bonne que l’assurait la femme il s’enverrait 5 hits et n’aurait plus envie d’une seule taffe pendant au moins une heure. Mais il se forcerait quand même. Il fumerait tout même s’il n’en avait plus envie. Même si ça commençait à lui donner des vertiges et à le rendre malade. Il serait discipliné, persistant, volontaire et ferait en sorte que ce soit si désagréable, si dénaturé et si excessif et si désagréable que son comportement en serait modifié par la force des choses, il ne voudrait plus jamais en fumer parce que le souvenir de ces quatre jours déments se graverait à tout jamais, indélébile, dans sa mémoire. Il se soignerait par l’excès. Il prévoyait que la femme, quand elle arriverait, voudrait fumer un peu des 200 grammes avec lui, traînerait, s’incrusterait, écouterait quelques enregistrements de son impressionnante collection de Tito Puente, et qu’ils auraient des rapports sexuels. Il n’avait jamais eu de véritables rapports sexuels sous marijuana. Franchement, l’idée le repoussait. Deux bouches sèches qui se heurtent, essaient de s’embrasser, sa gêne coutumière qui s’enroule autour d’eux comme un serpent autour d’un bâton pendant qu’il s’agite et grogne au-dessus d’elle, ses yeux boursouflés et rougis et sa gueule affaissée, ses traits flasques et peut-être, alors que ses plis mollasses toucheront les replis de sa gueule à elle, affaissée aussi, tremblotant d’avant en arrière sur l’oreiller, sa bouche desséchée en action. Une idée repoussante. Non, il lui dirait de lui balancer ce qu’elle lui avait promis d’apporter, il lui balancerait en échange les 1 250 $ en grosses coupures et lui dirait de se bouger les fesses et de partir. Il dirait cul, pas fesses. Il serait si vulgaire et déplaisant que le souvenir de ce manque de politesse élémentaire et de son visage offensé, pincé, serait un antidote supplémentaire, à l’avenir, contre la tentation de l’appeler et de renouveler la série de tâches à laquelle il venait de s’astreindre. »

Extrait de : Wallace, David Foster. « L'Infinie comédie. » 
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Envoyé de mon iPad

Je lis ce roman foisonnant (1200 pages écrites tout petit + les annexes encore plus petites) avec délectation, et à mon rythme de lecture, j’en ai bien pour 6 mois.
Je ne suis pas étonné que l’auteur se soit pendu à 48 ans, il fait preuve d’une lucidité affreusement dépressivo-rigolote.

lundi 28 décembre 2015

Pralognan 1515



Très peu de neige à Pralognan cette année, du moins à l'heure où nous mettons sous presse.
Raison de plus pour rester à la maison à bricoler des vidéos hors-saison, qui pourront toujours servir à emballer le poisson.

"John Warsen n'a pas écrit que des conneries, il en a aussi filmées"
Marguerite Duraille racontée par Pierre Desproges.


Oscar 2015 du N'importe Naouak de Bronze au Festival du Film Animalier de Miaoumix- sur-Yvette.

dimanche 27 décembre 2015

Petits démonneaux de nos contrées (14 bis) : Alan Moore (2)

Conversation secrète #2 :
Une question de style

D : (…) Lovecraft pompe son écriture en grande partie sur Poe (Jules Verne avait déjà fait ça mais il n'arrive pas à tenir plus loin que le premier paragraphe d'une oeuvre). Aujourd'hui, je penserais aussi à Hawthorne, il faudrait vérifier. Enfin, quoiqu'il en soit, j'imagine que le caractère vieux jeu, baroque, pédant et alambiqué de l'écriture est un choix, ou éventuellement un "faute-de-mieux". 
Je ne vois d'ailleurs pas pourquoi le style gênerait. Ce qui gène à la lecture d'un livre un peu vieux, c'est lorsqu'on se rend compte que les facettes les plus visibles du style sont des grimaces censées flatter le goût de l'époque. Un cas rigolo, auquel je pensais justement hier en voyant la bande-annonce du futur bousillage du Moby Dick : le roman a été un flop complet (Melville a fini inspecteur des douanes) ; 70 ans plus tard, Moby Dick est devenu un chef-d'oeuvre de la littérature américaine. Et ce retournement ne paraît pas si étonnant. Quand j'ai lu Moby Dick, j'ai cru que ç'avait été écrit au XVIIIe, vers 1800 à tout casser : c'est dans un style d'écriture pétri de religion qu'on trouve dans les romans français et anglais vers 1750, parce qu'il fallait parler morale et religion dans un roman, un peu comme le Robinson de Defoe où le mot Providence (non non, pas la ville de Lovecraft) revient une fois par paragraphe. En bref, j'ai été très surpris que le livre soit de 1850 : l'écriture retarde de près d'un siècle. Or justement ce style vieux et superstitieux sert le sujet.
Ceci étant, je n'irai pas dire que Lovecraft est aussi bon styliste que Proust, Borges, Poe ou Hawthorne, loin de là. Et je ne suis pas vraiment certain qu'il soit si conscient des questions de style, je ne me souviens pas avoir lu quoique ce soit à ce propos dans ses textes sur le fantastique. Ce qui n'empêche que ça fait vieille tapisserie sombre et surchargée, délabrée, rongée d'humidité et de moisi.
Quand au contenu, il continue à alimenter le fantastique contemporain (Hellboy avec ses cérémonies magico-nazies, son homme-poisson, ses gros Chtulhu finals d'outre-espace ; Stargate avec ses portes interdimensionnelles serties d'idéogrammes étranges et ses cruels Nyarlathotep, etc.)


Le Neonomicon®, le vrai :
Méfiez-vous des contrefaçons,
souvent imprimées à bas coût dans des pays exotiques
où le salaire minimal enfonce les bornes de la décence syndicale.

L'idée que le lieu d'où viennent les monstres n'est plus l'Enfer ou le Purgatoire, mais un au-delà scientifique situé quelque part à mi-chemin entre la 8ème dimension, le rayonnement ultraviolet et Pluton (heu, pardon, je veux dire Yuggoth) ; l'idée que les affreux ne sont plus des vamps affriolantes mais des garnitures de paëlla de l'espace (bien que dans certains navets comme la Mutante, l'affreux est à la fois une séductrice et une sorte de poulpe ou de langoustine, je crois), tout ça continue à alimenter le fantastique et la science-fiction, et a fait les chous gras de Stephen King, quelque mal qu'il puisse dire sur le style de Lovecraft dont il prend le contrepied parfait (pas d'adverbe, presque pas d'adjectif - sauf "rouge").
Donc, si les critiques de Maurice Levy datent de 1972 et y sont restées, 45 ans plus tard Lovecraft continue à vivre ; pas comme un Victor Hugo, mais comme un Jules Verne ou un Conan Doyle.
En ce qui me concerne, j'ai été vraiment choqué par la lourdeur de son style la première fois, mais depuis j'ai toujours le même plaisir à relire certaines nouvelles comme L'Appel de Chtulhu, Les Montagnes Hallucinées, La Couleur tombée du Ciel (son chef d'oeuvre sans doute car c'est la seule qui ne me fait pas rigoler mais me fait de plus en plus peur), le Cauchemar d'Innsmouth, la Maison de la Sorcière, Dans l'Abîme du Temps, et le premier paragraphe de l'Abomination de Dunwich, un petit bijou. Je dois en oublier une ou deux.
Soit dit en passant, ce n'est pas fréquent qu'une nouvelle fantastique ne me fasse pas plus rire que froid dans le dos. Je crois que l'exception était La Vénus d'Ille de Mérimée.
J'ai téléchargé le Neonomicon, je vais y jeter un coup d'oeil tout de suite. Merci. :D



Un Flique de la Poulice d’Arkham
qui a oublié de prendre son Nomicon® 500 mg.
Heureusement, fumer tue.


>> F : "Il semble faire de l'humain un petit dieu, erreur classique, alors que c'est à la fois beaucoup plus et beaucoup moins."

D : C'est en effet l'erreur classique de la théorie jungienne. L' "autre monde" est envisagé comme un univers psychique - jusque là ça va -, ils en déduisent comme naturellement qu'il est intérieur, inclus dans l'humain - voire dans le crâne de l'humain - et donc en quelque sorte soumis à l'humain. C'est la raison pour laquelle ils sont tout le temps dans l'inflation de l'égo.
Le problème est que ça foire par définition. On définit comme opposés le physique et le psychique - la matière et l'esprit ; on définit comme opposés l'humain et l'universel. Puis on se rend compte que ça coince quelque part. Alors soit on nie un pôle de l'opposition : "tout est matière" ou "tout est esprit" ; soit on nie l'opposition-même : "ce qui est en haut est comme ce qui est en bas", "qui sait dessiner l'homme sait dessiner l'universel" ; soit (comme Promethea le repompe de la Théosophie) on imagine une gradation, par plans successifs, entre la matière et l'esprit.
C'est tout le problème de la pensée duale, on n'en sortira pas - en tout cas, si jamais il y a une sortie, c'est pas par en dedans. L'humain est défini comme un petit contenu, un petit vase, face à un contenu infini. Et comme dans l'histoire de l'enfant et de saint Augustin, on ne peut faire entrer toute la mer dans un petit trou creusé dans le sable. Logiquement, l'homme ne peut être divin, par définition - illogiquement, c'est une autre histoire...

>> F : ...mon roman dharmique manque désespérément des vrais méchants qui en feraient un vrai roman d'aventures. J'ai observé que tout ce qui n'est pas transmuté en or nous tire vers le bas. Le roman dharmique est donc le lieu où tous les démons sont sauvés. Si Promethéa avait été conçue de la sorte, on peut imaginer que ça ne se serait pas vendu.



La pèche à la morue dans le port de Sète :
quand la proie devient le chasseur, ça rigole moins.

D :  Je repensais à son principe du roman. Il y a un manga qui le suit à la lettre (ce qui ne l'a pas empêché d'être très bien vendu), c'est Dragon Ball / Dragon Ball Z. Le grand méchant du tome devient l'allié de San Goku dans le tome suivant. Assez souvent, il y est poussé par les événements : alors qu'il comptait réduire le héros en bouillie, il est contraint de s'allier avec lui contre un nouveau méchant, encore plus terrible, qui les menace à tous deux. De plus il est assez difficile de mourir dans ce manga : les voeux des boules de cristal du Dragon, objets des quêtes successives, sont presque chaque fois utilisés pour ressusciter ceux qui ont trépassé dans l'aventure ; et San Goku même meurt deux ou trois fois, contredisant ainsi l'apophtegme de Friedrich le Barbare "ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort".
L'histoire fait vraiment aventure, les méchants ne me semblent pas nouilles. Mais le ton est assez comique et ça doit aider à leur retournement : on sent que ces terrifiants méchants sont en fin de compte de braves gars, ils ont juste l'égo démesurément chatouilleux. Si leur narcissisme théatral les convainct de détruire quelques planètes et la sympathique population poussant dessus, dans le fond ils peuvent largement s'en passer.
Lorsqu'on adopte un ton sérieux, retourner un méchant doit être bien plus difficile. Par exemple l'Empereur Palpatine. Déjà par rapport à sa psychologie : non seulement il est trop enfoncé dans son caca, mais de son point de vue il en tire plein d'avantages. Et (comme disait Guy Roux lorsqu'il entraînait l'équipe d'Auxerre) on ne change pas un caca qui gagne.
Après, par rapport à la psychologie du lecteur, pour faire un méchant bien méchant, il faut montrer qu'il tue des gentils bien gentils. Or ce type, qui a flingué dans d'atroces souffrances des bébés et leur maman, serait même pas un peu puni ? En fait ça peut se faire sans problème, 1) parce que le lecteur s'en fout grave des bébés, 2) et puis parce qu'il aime le méchant bien plus qu'il ne le croit. Donc pour que le héros n'ait pas à tuer le méchant, il faut juste trouver un prétexte à la noix. Les plus courants semblent être la rédemption et la transfert de responsabilité (Darth Vader s'auto-tue en tuant l'autre grand méchant ; Le Cavalier sans tête emporte la sorcière ; dans Moonraker, Jaws, qui a trouvé l'amour, aide Bond). Dans ces histoires, si un tel méchant meurt, c'est parce qu'il existe pour le lecteur seulement en tant que méchant et, de même qu'on évite de représenter la vie quotidienne de la Belle et du Prince après leur mariage Deluxe, ça ferait très con d'avoir un Cavalier sans tête chez soi comme domestique, ou un Darth Vader qui sonne à la porte tous les dimanches "Coucou c'est Papi !" pour apporter des bonbons aux petits-fistons.

K : C’est ma foi vrai.
Mon Dark Vador de père n’ose nous faire la blague qu’une fois par an, accompagné de Mamie 2.0.
Je pourrais te faire un Topo (comme dirait Jodo) mais le temps me fuit…
Ne partons pas fâchés, tu m’éclaires puissamment. 
Merci !

(…) 


Au cours de cette conversation secrète, 
nos trois piliers de cyber-bistrot 
semblent parfois nager en eaux troubles.
Sauras-tu les aider à refaire surface ?


K : T’as lu Promethea ?

D : J'ai fini le second tome. Je ne sais pas si je lirai le tome suivant ; peut-être juste pour confirmer ou infirmer mon impression.
Je suis à peu près d'accord avec F. Mais je ne le décrirais pas de manière aussi surnaturelle.
L'auteur se croit magicien. Son discours sur ce qu'il imagine être un mage, à savoir simplement un artiste, ne diffère pas de celui de Beuys. C'est un laïus de circonstance, resucé, le vieux coup du poète romantique à la proue du navire social (et qui croit puérilement que c'est lui qui le fait avancer). Moore n'est donc pas plus magicien (mais pas moins non plus) que n'importe quel auteur de best-seller, Harlan Coben ou Dan Brown. Ce n'est pas lui qui crée l'imaginaire qu'il croit enjoindre à la société ; la société lui impose à son insu. Par contre, ça oui, il est bien à la proue du navire puisqu'il est diffusé dans le monde et qu'on en fait des films à succès (même s'il les renie et prétend qu'on en modifie le sens).
Dans Promethea, seules les premières pages m'ont intéressé, le départ de Promethea dans l'autre monde, qui est le monde des mythes. J'ai eu le sentiment qu'il y avait quelque chose de vrai là-dedans, qui touche à la puissance secrète du mythe. L'idée sous-jacente (et sans doute d'ailleurs non intentionnellement exprimée, car le reste de Promethea semble sans rapport) selon laquelle "l'imaginal" était structuré par des histoires - et pas comme un langage, comme dirait Lacan, ou pas fait de symboles isolés -, m'a frappé.



Se sentant diffamés, de nombreux lecteurs du Neonomicon®
quittent leur tanière abyssale pour ramener leur exemplaire 
au kiosque à journaux le plus proche,
dans l'espoir d'un hypothétique remboursement.

K : Borges était aussi sur cette piste, il me semble. Et son humilité ne l’en a guère éloigné, pour ce que j’en sais… ou imagine, il faut bien que je me trouve de nouvelles idoles, c’est le crépuscule de pas mal de mes anciens totems…

D : Et puis après, plop ! plus grand-chose. C'est pour deux tiers un comics, c'est-à-dire une sorte de soap à la bagarre vulgaire et insignifiant ; pour un tiers un pédant didactiel d'ésotérisme "Papus en 10 leçons", avec Tarot inclus, 32 Sentiers Kabbalistiques, deux ou trois concepts de Chaos Magick repris d'Aleister Crowley, le tout au mieux survolé rapidos, au pire interprété niaisement. Pour le dessin, la couleur est bonne. Le tracé est propre mais sans grand talent, et je n'apprécie que très modérément les mauvaises photos photoshopées et le copier-coller. L'ensemble reste superficiel et, pour tout dire, un produit de grande consommation. Pas inspirant pour un pet. 

K : Ca ne s’est pas du tout vendu, contrairement à sa production mainstream, ou à d’autres oeuvres moins pontifiantes de lui.
Il a eu le malheur (personnel) de signer deux monuments au début de sa carrière, Watchmen et V pour Vendetta, ça lui est monté à la tête, son « From Hell » n’est pas mal du tout, mais à part ça ça sent le pétage de plombs égotiste, faut dire que dans le milieu des comics, y’a pas grand monde à son altitude… 

D : Ca ne me surprend plus du tout maintenant qu'il ait pondu le truc à la Cthulhu après (et soit dit en passant, ça prouve qu'il n'est pas magicien ; sinon il y aurait cru, il aurait raisonné comme F et il n'aurait jamais pondu ce scénario, de peur de se retrouver avec quelques monstres bien puants et bien réels sous le lit un soir à minuit).


Après sa Moore, Michael Jackson a essayé de lire le Neonomicon®.
Résultat : une dermite séborrheique carabinée du cuir chevelu.

Conclusion :

Alan Moore et Jacen Burrows livrent ici un travail remarquable : véritable hommage à l’œuvre de Lovecraft, Neonomicon ne se contente pas de reprendre les thèmes et mythes de l’écrivain mais les sublime pour un résultat poisson cru poisseux et cru. 
Mise en abîme du mythe de Chtulhu mais pas queue, ce Neonomicon est d’autant plus réussi qu’il peut se lire pour lui seul, sans aucune connaissance préalable de l’univers lovecraftien, simplement comme une très bonne B.D. mêlant horreur et fantastique. Quant aux éventuels effets secondaires d'une telle abomination, ils seront pris en charge par la CPAM de votre département à condition que vous leur fournissiez le ticket de caisse de votre achat que vous avez jeté la semaine dernière.


A suivre : 

La Providence, et comment s'en débarrasser.



A l'annonce d'une nouvelle chronique
commandée par le rédacteur en chef,
nos intrépides reporters de l'extrême
envisagent de porter l'affaire devant les Prud'hommes.