Pour M.W, qui n'ignore pas pourquoi (si elle a un peu du mal avec le comment, c'est parce qu'elle a le compas dans l'oeil et que ça picote un peu)
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Extrait de :
Emmanuel Carrère. « Le Royaume (FICTION) (French Edition). » iBooks.
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Extrait de :
Emmanuel Carrère. « Le Royaume (FICTION) (French Edition). » iBooks.
« […] Au cours de ces années, j’ai commenté chaque jour quelques versets de l’Évangile selon saint Jean. Ces commentaires occupent une vingtaine de cahiers, jamais rouverts depuis. Je n’ai pas de très bons souvenirs de cette époque, j’ai fait de mon mieux pour l’oublier. Miracle de l’inconscient : j’y ai si bien réussi que j’ai pu commencer à écrire sur les origines du christianisme sans faire le rapprochement. Sans me rappeler que cette histoire à laquelle je m’intéresse tant aujourd’hui, il y a eu un moment de ma vie où j’y ai cru.
Maintenant ça y est, je me le rappelle. Et même si cela me fait peur, je sais que le moment est venu de relire ces cahiers.
La dernière fois que je les ai vus, c’était en 2005 et j’allais mal, très mal. C’est, à ce jour, la dernière des grandes crises que j’ai traversées, et l’une des plus sévères. On peut, par commodité, parler de dépression mais je ne pense pas qu’il s’agissait de cela. Le psychiatre que je consultais à l’époque ne le pensait pas non plus, ni que les antidépresseurs pourraient m’être d’aucun secours. Il avait raison, j’en ai essayé plusieurs « qui n’ont eu d’autre effet que les effets secondaires indésirables. Le seul traitement qui m’ait apporté un peu de soulagement est un médicament pour psychotiques qui, d’après la notice, remédiait aux « croyances erronées ». Peu de choses à cette époque me faisaient rire, mais ces « croyances erronées », si, d’un rire pas vraiment gai.
J’ai raconté, dans D’autres vies que la mienne, la visite que j’ai alors rendue au vieux psychanalyste François Roustang, mais je n’en ai raconté que la fin. Je raconte ici le début – cette séance unique a été dense. Je lui ai déballé mon affaire : la douleur incessante au creux du ventre, que je comparais au renard dévorant les entrailles du petit Spartiate dans les contes et légendes de la Grèce antique ; le sentiment ou plutôt la certitude d’être échec et mat, de ne pouvoir ni aimer ni travailler, de ne faire que du mal autour de moi. J’ai dit que je pensais au suicide et comme, malgré tout, j’étais venu dans l’espoir que Roustang me propose une autre solution, comme à ma grande surprise il ne semblait disposé à rien me proposer, je lui ai demandé s’il accepterait, à titre de dernière chance, de me prendre en analyse.
J’avais déjà passé dix ans sur les divans de deux de ses confrères, sans résultats notables – c’est du moins ce que je pensais à ce moment. Roustang a répondu que non, il ne me prendrait pas. D’abord parce qu’il était trop vieux, ensuite parce qu’à son avis la seule chose qui m’intéressait dans l’analyse était de mettre l’analyste en échec, que j’étais visiblement passé maître dans cet art et que si je voulais démontrer pour la troisième fois ma maîtrise il ne m’en empêcherait pas, mais, a-t-il ajouté, « pas avec moi. Et si j’étais vous, je passerais à autre chose. – À quoi ? », ai-je demandé, fort de la supériorité de l’incurable. « Eh bien, a répondu Roustang, vous avez parlé du suicide. Il n’a pas bonne presse de nos jours, mais quelquefois c’est une solution. »
J’avais déjà passé dix ans sur les divans de deux de ses confrères, sans résultats notables – c’est du moins ce que je pensais à ce moment. Roustang a répondu que non, il ne me prendrait pas. D’abord parce qu’il était trop vieux, ensuite parce qu’à son avis la seule chose qui m’intéressait dans l’analyse était de mettre l’analyste en échec, que j’étais visiblement passé maître dans cet art et que si je voulais démontrer pour la troisième fois ma maîtrise il ne m’en empêcherait pas, mais, a-t-il ajouté, « pas avec moi. Et si j’étais vous, je passerais à autre chose. – À quoi ? », ai-je demandé, fort de la supériorité de l’incurable. « Eh bien, a répondu Roustang, vous avez parlé du suicide. Il n’a pas bonne presse de nos jours, mais quelquefois c’est une solution. »
Ayant dit cela, il est resté silencieux. Moi aussi. Puis il a repris : « Sinon, vous pouvez vivre. »
Par ces deux phrases, il a fait exploser le système qui m’avait permis de tenir en échec mes deux précédents analystes. C’était audacieux de sa part, c’est le genre d’audace que devait s’autoriser Lacan, sur la base d’une semblable clairvoyance clinique. Roustang avait compris que, contrairement à ce que je pensais, je n’allais pas me suicider et, petit à petit, sans que je l’aie jamais revu, les choses ont commencé à aller mieux. Je suis néanmoins rentré chez moi dans les mêmes dispositions que j’en étais sorti pour le voir, c’est-à-dire pas vraiment décidé à me suicider mais convaincu que j’allais le faire. Il y avait au plafond, juste au-dessus du lit sur lequel je restais prostré toute la journée, un crochet dont j’ai testé la résistance en montant sur un escabeau. J’ai écrit une lettre à Hélène, une autre à mes fils, une troisième à mes parents. J’ai fait le ménage de mon ordinateur, effacé sans hésiter quelques fichiers dont je ne voulais pas qu’on les trouve après ma mort. J’ai hésité, par contre, devant un carton qui m’avait suivi sans que je l’ouvre dans plusieurs déménagements. Ce carton, c’est celui où j’avais rangé les cahiers datant de ma période chrétienne : ceux où j’écrivais, chaque matin, mes commentaires sur l’Évangile selon saint Jean.
Je m’étais toujours dit qu’un jour je les relirais, et peut-être que j’en tirerais quelque chose. Il n’est pas si fréquent, après tout, de disposer de documents de première main sur une période de sa vie où on était totalement différent de celui qu’on est devenu, où on croyait dur comme fer quelque chose qu’à présent on trouve aberrant. D’un côté je n’avais aucune envie de laisser ces documents derrière moi si je mourais. De l’autre, si je ne me suicidais pas, je regretterais certainement de les avoir détruits. « Miracles de l’inconscient, suite : je ne me rappelle pas ce que j’ai fait. Enfin, si : j’ai quelques mois encore traîné ma dépression, puis je me suis mis à écrire ce qui est devenu Un roman russe et m’a tiré du gouffre. Mais pour ce qui concerne ce carton, la dernière image que j’en ai, c’est qu’il est devant moi, sur le tapis de mon bureau, que je ne l’ai pas ouvert et que je me demande quoi en faire.
Sept ans plus tard, je suis dans le même bureau, dans le même appartement, et je me demande ce que j’en ai fait. Si je l’avais détruit, il me semble que je m’en souviendrais. Surtout si je l’avais détruit théâtralement, par le feu, mais il est possible que j’aie procédé de façon plus prosaïque, en le descendant à la poubelle. Et si je l’ai gardé, où l’ai-je mis ? Dans un coffre à la banque, c’est comme le feu : je m’en souviendrais. Non, il a dû rester dans l’appartement, et s’il est resté dans l’appartement…
Je sens que je brûle.[…] »
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J’ignore totalement comment je suis tombé sur cette vidéo.
http://johnwarsen.blogspot.fr/2012/07/ma-depression-racontee-aux-enfants-4.html
Mais à part un gros coup de pouce de ma Puissance Supérieure à 12°5, franchement, je ne vois pas.
C’est la meilleure vidéo sur la dépression que j’aie jamais vu.
Elle m’aurait bien été utile, en des temps plus difficiles.
Mais même aujourd’hui, je suis plein de gratitude pour l’avoir matée.
Faisez gaffe, il faut avoir installé la dernière version d’Adobe Flash Player pour voir Ted.
Solomon Akbar !
Bonnes 24 !
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