vendredi 26 octobre 2018

J'ai tué Robert Silverberg (3)

Je compris enfin ce que les femmes voulaient dire en déclarant que les Grecs font l’amour comme des poètes et les Romains comme des ingénieurs. Ce que j’ignorais jusqu’à présent, c’est que les ingénieurs ont parfois des talents dont les poètes sont dépourvus, et qu’un ingénieur est parfaitement capable de se faire poète, mais ne réfléchirait-on pas à deux fois avant de traverser un pont construit par un poète ?

Robert Silverberg, Roma Aeterna

Je me baigne au pied de ce hlm.
Tu le crois, ça ?
On est le 26 octobre.
Je me baigne dans la baie d'Ajaccio tous les jours entre midi et deux, une superbe CDD à mon bras; j'y crois pas; l'eau est à 21°, et les Corses la trouvent froide; on annonce l'arrivée de l'hiver pour la semaine prochaine; je suis venu travailler une semaine sur l’île de Beauté après avoir gagné un concours de circonstances : un coup de fil passé au hasard au planning de la station insulaire à un moment crucial; depuis le début de la semaine, j'ai toujours ma serviette ultra-fine et mon maillot dans la poche intérieure de ma veste en jean. Je vais faire un tutoriel vidéo : "comment faire sécher un maillot de bain dans une salle de montage video". J'ai encore plus de mal à y croire que tout à l'heure : depuis juillet c'est le Never Ending Summer de la mort qui tue pas pour Warsen.
Comment tout cela est-il arrivé ?

Début septembre, après avoir filmé copieusement Dédé et Mireille, les idoles de ma jeunesse, et les avoir montées voluptueusement dans la foulée, je vais passer une semaine à Bourges, toujours comme jeune CDD migrant de 55 ans pour une grande chaîne de télévision régionale. Je fais les bouquinistes, puisque le soir je me fais suer comme un rat mort à l'hôtel; et puis l'état des libraires d'occasion m'en dit beaucoup sur l'esprit de la ville. Depuis que j'en ai relu cet été, j'ai envie de continuer à redécouvrir Silverberg, en particulier un roman ambitieux qui n'est pas de la SF et dont j'ai découvert l'existence en compulsant sur le Net pendant mes temps morts à la station régionale, parce que des Silverberg y'en a plein de seconde main sur Amazon, et sur Gibert.com, j'en débusque même un bon paquet sur des sites comme noosfere, mais à la Fnac de Bourges ou chez les libraires d'occasion IRL, il y en a très peu, voire même pas des masses. Au bout d'un moment que je bourrine des sites de vente en ligne et que je découvre de nouvelles pelletées de romans de lui dont j'ignorais absolument l'existence, je me rends compte que j'ai envie de Silverberg comme j'aurais envie de clopes, d'alcool ou de porno. Pour apaiser la tension née d'un désir insatisfait et auto-engendré.
Trop ballot.

Du coup, je retourne farfouiller chez les dealers de papier jauni, qui se plaignent globalement que leur heure est passée et que rares sont désormais les mortels à franchir le seuil de leur échoppe, je dédaigne le château de lord Valentin et son heroic fantasy, mais je trouve Roma Aeterna pour 7 euros, dont l'argument me séduit : et si l'Empire romain n'avait jamais disparu ? c'est le Philip K.Dick de Siva qui aurait été content...et Silverberg de dérouler l'histoire parallèle d'un Empire romain qui a connu bien des vicissitudes, des guerres et des crises politiques mais qui n'a jamais cessé d'exister et de faire régner, avec quelques interludes sanglants, la Pax Romana. Le christianisme y est inconnu, ne serait-ce que parce que les Juifs n'ont jamais réussi à quitter l’Égypte des pharaons. Quelques siècles plus tard, un envoyé spécial de l'Empereur élimine un prophète d'Arabie avant qu'il ait eu le temps de fonder l'islam. La technologie évolue plus lentement que dans notre continuum... De retour à Nantes, comme la frustration est toujours là, je m'énerve sur des forums de download pourris, je relance des vieux liens, je scrute des blogs cachés, je m'aventure sur des sites de bittorent pleins de virus, et au bout de quelques jours je ramène dans mes filets virtuels une quarantaine de romans de l'auteur, au format ePub, que je n'ai plus qu'à glisser dans mon iPad.  

Sauf que faisant cela, j'ai tué Robert Silverberg en moi, et surtout mon envie de le lire. 

J'ai vraiment du mal à lire sur tablette, ça me fatigue les yeux, il faudrait que j'achète une liseuse mais comme toujours en ce qui concerne mes activités clandestines, c'est le côté illégal qui m'excite. "Le désir fleurit, la possession flétrit toute chose". Pauvre pomme, comme on dit chez Apple.

Mais bon, depuis 6 mois que j'ai arrêté de fumer du tabac, j'ai connu un mini-éveil spirituel, qui perdure un peu, et qui m'amène à m'interroger : suis-je obligé de rester coincé dans des choix merdiques et insatisfaisants ? Non. Alors je commande deux ou trois vrais livres en papier à ma libraire de quartier, dont ce fameux "Seigneur des Ténèbres" de Silverberg que je voulais lire au départ. Et je pars en Corse avec Roma Aeterna version papier, je ne veux pas me mettre en danger avec une tablette, faisant des simagrées, prétendant être intègre, progressant soi-disant comme avant dans l'intention de cesser de fumer et de renoncer aux passions néfastes, de devenir plus sociable, d'avoir un historique de navigation immaculé.
Mon oeil. Pour ne pas citer un autre organe, très lié au premier. 
Mais où pouvais-je bien être ces 15 dernières années, à part planqué derrière un rideau de fumée, avec juste les pieds qui dépassent sous le rideau ?
Au cyber-bistrot, sans doute.

[EDIT]
ce qui m’a bien plu aussi à Ajaccio c’est le jour où je n’ai pas eu de pause à midi, je suis allé nager le soir, il me fallait ma dose, la nuit était tombée, j’étais tout seul sur la plage de ville à me déshabiller rapidement et me jeter à l’eau dans le noir avant la tempête qui s’annonçait par des bourrasques et allait dévaster Ajaccio dès le surlendemain, j’avais un peu peur mais j’avais dit aux autres que j’y allais alors je me suis laissé glisser dans la mer noire sous un ciel d’encre, et j’ai connu la terreur commune à tous les organismes vivants de me faire dévorer par des formes de vie primitives issues des profondeurs obscures, il n’y a pas eu moyen de faire du dos crawlé, il fallait que je voie les monstres arriver de face, mon cerveau me hurlait que j’allais me faire bouffer mais j’ai tenu bon, j’y suis même retourné trois fois de suite pour voir si l’adrénaline atteignait un seuil au-delà duquel on devient moins sensible, mais non, c’était toujours les mêmes frissons, alors je suis sorti de l’eau au bout de 20 minutes, tout content d’être encore en vie.

[EDIT 2]
un soir indéterminé de 11 novembre deux semaines plus tard, je pars courir au crépuscule sur un parcours de 80 minutes, il fait quasiment nuit sur les derniers kilomètres, et je ne ressens pas du tout les frayeurs surgies de mes profondeurs dans la Méditerranée nocturne, le plus dangereux c'est les racines des arbres qui bordent le chemin et les flaques (il a plu toute la journée) mais les chevilles s'assouplissent pour se préparer à la chute et au final il n'y a ni mal ni peur.

mercredi 3 octobre 2018

Sea, sex and sun... and Silverberg (2)


la côte entre Contis et Mimizan
En juillet, nous passons trois semaines à Contis. Un peu en dessous de Mimizan. Mimizan, on dirait le nom d'un teckel prononcé par les lèvres déformées par l'affection de sa maîtresse, incarnée par Divine dans sa période Pink Flamingos. Mimizan ! cesse de lêcher le monsieur ! Je déteste Mimizan, station balnéaire des Landes version résidentielle. Disons plutôt que dans cette incarnation je n'ai pas d'énergie à dépenser dans la détestation, mais que mon aversion phonétique pour le nom de la ville m'interdit d'y séjourner. Mimizan, je n'y mets pas plus les pieds que Jean Yanne ne roulait sur les routes départementales.

La rue de Contis.
Alors que Contis, méconnue des surfeurs, des Allemands, et des surfeurs allemands, oubliée par le tourisme de masse, se distingue aussi de ses voisines littorales par la faible densité de son habitat, la frugalité de ses infrastructures hôtelières, la bonhomie de ses autochtones, l'absence totale de buraliste, de commerces et d'administrations, l'immensité de sa forêt domaniale, qui fait écran au brouhaha mental du reste du continent, et l'imprévisibilité de l'état de sa plage, sculptée chaque année de manière différente par l'océan, creusant le rivage de dépressions aléatoires, temporaires et mouvantes, qu'on appelle des baïnes et qui génèrent des courants entraînant parfois au large les nageurs.
Qui préfèrent dès lors pour la plupart rester des "baigneurs", et se faire secouer dans les vagues qui déferlent là où ils ont pied, sur les quelques mètres de l'estran qui nous séparent de la pleine mer, sous les yeux des maîtres nageurs-sauveteurs qui surveillent cinquante mètres de plage linéaire délimités par deux piquets depuis le sommet de leur guérite à roulettes et interdisent férocement d'aller se noyer hors de leur vue. Ou alors il faut marcher jusqu'à la plage dite des Allemands (sic) 500 mètres plus loin, et 500 mètres à pied dans le sable, ça fait réfléchir.

Tu vas te baigner là-dedans, ça guérit tout.
Enfin, toi je sais pas, mais moi oui.
Aller nager derrière la barre de rouleaux demande aussi une certaine technicité car une fois franchie, plus rien ne vous empêche de vous faire emporter par le courant latéral, plus ou moins fort selon la marée. Une fois, à Biscarosse, il y a bien des années, j'ai bien cru ma dernière heure arrivée, et je n'ai dû mon salut qu'au fait d'avoir lâché prise et cessé de lutter contre le courant, avant de pouvoir revenir plus tard et plus loin vers le rivage, je suis donc très vigilant sur mes prises de risques nautiques(1), mais cette année l'océan est assez indolent, rarement démonté, c'est un peu sportif mais ça va. Je suis assez en forme du fait de mes 3 heures hebdomadaires de jogging depuis l'arrêt du tabac, et puis par ces chaleurs je ne cours pas vraiment, on va dire que 82 kgs de viande parfumée au lithium trottinent benoitement par 25° tôt le matin dans la forêt sableuse; sur les conseils d'un ami j'ai essayé de partir à jeun, après avoir mangé une gousse d'ail et bu un jus de citron, mais j'ai bien failli tout dégobiller et j'ai interrompu sa cure à la con, je trottine à la fraîche, j'essaye d'apprendre à courir dans le sable, un jour sur deux, entre 60 et 80 minutes, et ça me suffit; et je ne cherche pas à tout prix à me faire secourir par les CRS, j'assiste une après-midi à l'hélitreuillage d'un gars qui a sans doute présumé de ses forces en planche de surf, rien de méchant, il a été repéré aux jumelles depuis le poste de secours et c'est allé assez vite, c'est quand même un peu la honte de se faire ramener en hélico, enfin c'est toujours mieux que de ne pas rentrer du tout en laissant derrière soi une famille endeuillée et la location de vacances pas finie de payer.
Cette année encore les vrais dieux de l'océan c'est les kite-surfeurs, qui font corps avec leur planche aérotractée, avec les vagues, le vent et le reste. Ils sont ivres d'une technicité que ne réclament ni le jogging en forêt, ni les pizzas au magret ni les 6 romans de Silverberg que j'ai achetés à Tours pour 3 euros (voir article précédent), et que j'avalerai en deux semaines.
Lire ou relire les romans de Silverberg des années 60/70 c'est repartir, mais on peut dire régresser, vers une époque où la Science Fiction ouvrait tous les possibles et s'autorisait toutes les expériences. On n'était pas obligé de verser dans les dystopies morbides et phallocentrées. Pour moi c'est aussi retrouver le bouillonnement intellectuel de ma jeunesse, bien que mon panthéon comptait surtout Dick, Matheson, Spinrad et Sturgeon, Silverberg était passé un peu au large. Ces dernières années je ne savais plus lire des livres, avant et après ma dépression, et depuis que j'ai repris ça me demande de la concentration, comme quand on réapprend à marcher. Mais Silverberg, ça descend tout seul. Amen.

Ces trois semaines passent bien trop vite, ce qui est le signe de vacances réussies, ou alors qu'on n'a pas fait attention à l'instant dans sa durée. Rien que d'y repenser, j'ai un flash d'une course à pied trottinée qui m'a mené dans les dunes, quelques kilomètres au-delà de la petite station balnéaire, sur le chemin forestier qui mène à l'indicible Mimiz... au bord de l'océan désert, les pieds délicatement posés entre des spécimens de la flore dunaire si fragile, à l'endroit et au moment propices à saluer mes obsessions passées et les autoriser à me quitter comme me le suggère Jack Kornfield dans "Après l'orgasme, le pressing".
Quelques jours plus tard je croise pourtant une jeune femme au teint plus que bistre qui me subjugue pendant de longues minutes au bord de la baignade, sous un ciel d'orage, mon oeil est attiré par elle comme un aimant, l'autre aussi, mon champ de vision se rétrécit, je crois avoir absorbé des alcaloïdes, le réel se coagule, ma pupille commence à haleter, je n'étais pas sur mes gardes, je ne m'attendais pas à ça, mais sans doute que les choses restent là où elles sont tombées, jusqu'à ce qu'on les ramasse. Je vais me faire brasser dans les rouleaux mais l'obsession me poursuit, elle est restée sur le rivage avec de l'eau à mi-cuisse, jouant avec une sorte de fourreau en laine noire mouillée qui en révèle bien plus qu'il n'en dissimule, je pense au professeur d'université dans La Bête qui meurt de Philip Roth que je viens de lire pour me désintoxiquer de Silverberg, mais la seule chose à faire, c'est de sortir de l'eau, détourner les yeux et regagner l'appartement.

A Contis, toute la folie du monde disparaît hors-champ, c'est chouette. Et même si je sais pertinemment que la Nature nous est indifférente, j'ai l'impression de communier avec les arbres, le sable, les vagues, et même les espèces de mouches molles qu'on ne trouve qu'ici et qui viennent se coller sur nous quand on se balade en forêt, et qui sont totalement insensible aux vigoureuses claques que nous nous assénons pour les tuer. Pour nous, c'est un endroit qui ressemble à la Louisiane, à l'Italie, pour paraphraser Nino Ferrer et son Sud. Nous ne pouvons expliquer pourquoi on s'y sent si bien, mais ça nous plait tellement que nous revenons y passer quelques jours fin septembre. Nous nous sommes avoués être tombés amoureux de l'endroit, au point d'y chercher une petite maison à acheter. Heureusement, nous n'avons pas d'argent disponible, et nous contentons du rêve en pêchant les vitrines des agences immobilières. La plupart des restaurants ont fermé, les touristes sont au bureau, la grand-rue est déserte, la plage et la forêt sont à nous. En trois mois, la température de l'air et de l'eau ont bien chuté, et sur la plage le sable s'est encore élevé de quelques mètres, défaisant le paysage de juillet; la pente ainsi créée génère des rouleaux de bord conséquents : vous approchez du rivage sans méfiance et au moment de tremper l'orteil, une armoire normande liquide surgit de la mer calmée et vous tombe dessus, vous brisant plusieurs vertèbres au passage. On appelle ça du shore break si on veut faire branché. J'observe la fréquence du phénomène pour passer entre deux trains d'ondes, mais c'est tendu; finalement, je fais 300 mètres à pied sur la droite pour trouver un passage plus favorable. Une fois inséré dans le flux marin, le courant latéral me ramène bien vite à mon point d'origine. Si je nage tout le temps vers la droite je fais à peu près du surplace, comme cet été. J'aime bien ce voyage immobile mais sportif. Des mémés m'observent de la berge d'un air envieux. J'aime bien aussi. Au marché de Saint-Julien, il y a un repas associatif, on y déjeune d'une assiette de poulet au riz pour 3,50 euros sur des grandes tables de 10 et nous sommes rapidement abordés par une copie locale de Jim Harrisson qui nous explique que si on ne fait pas l'effort de s'intégrer faudra pas venir pleurer si on se retrouve avec de l'huile de vidange ou un sanglier mort dans notre piscine, comme certains parigots de sa connaissance.
Les gars du cru n'ont pas l'air plus malcommodes qu'ailleurs, une fois qu'ils nous ont prévenus qu'il ne faut pas toucher à la chasse qui est "dans leur ADN", je les fais marrer avec mon imitation spontanée d'un vieux mexicain croisé aux Alcooliques Anonymes, et ma femme albigeoise a le chic pour les apprivoiser avec son léger accent du sud-ouest et sa faconde qui fleure bon le terroir. On devient très copains avec le gars qui nous loue l'appartement à Contis et avec qui nous déjeunons avant de regagner nos pénates nordistes. Ca peut servir. On verra bien.

(1) vu que je suis un petit gros de 55 ans, aussi, mais ça le fait moins si je mets ça dans le paragraphe. 

mardi 11 septembre 2018

L'irrésistible ascension du déclinisme chez les fans de Silverberg (1)

En avril, un peu à court de perspectives professionnelles, je refais un tour de table de nouveaux employeurs potentiels, tout en me disant que c'est surtout entre 1997 et 2008 qu'il aurait été judicieux de mettre un pied dans les sociétés de production de documentaires de la région, y'avait un virage à prendre, au lieu de ça je me suis laissé bercer près du mur par mon inertie, mon incurie et les rencontres (et surtout les non-rencontres) de l'époque. Et ma lubie chronophage de vouloir écrire une application multimédia dénonçant les dangers de l'addiction au multimédia.

Comment ai-je pu abdiquer mes prétentions aspirations artistiques professionnelles ? Au fond je le sais très bien : en restant comme un con devant mon ordi. Et ce n'est pas en balbutiant ici quinze ans plus tard des demi-vérités d'une voix sépulcrale que ça va y changer quelque chose. Assurément ça ne m'aide pas beaucoup non plus pour démarcher de me dire que tout est vain, et d'ailleurs pourquoi cette obsession douloureusement narcissique pour le documentaire ? 


"J'aimerais bien refaire du documentaire", geignerais-je volontiers si j'avais un public, mais heureusement je n'en ai pas.
En télé, le docu c'est le genre noble, par rapport à la pube ou aux actus, y'aurait quelque chose à creuser sur ce besoin de valoriser mon ego par une activité gratifiante, est-ce que tu vivrais mieux si tu savais que ton travail est vu par des milliers de gens, est-ce que ton estime de soi dépend de ça... bien que la réponse soit sans doute dans la question; finalement je ne me suis peut-être jamais remis d'avoir (brièvement) travaillé pour Arte en 1996, vivant mes pérégrinations provinciales d'après comme un déclassement, comme si j'étais une sorte de nobliau contraint par la banqueroute à grossir les rangs du prolétariat audiovisuel; la première fois que j'ai travaillé pour une station de télévision régionale, j'étais tellement content d'avoir décroché une pige que quand la fiche de paye est arrivée, je suis monté au secrétariat dire aux filles de la compta : "non mais attendez, ça c'est le défraiement, le salaire il est où ?" et je n'étais ni arrogant ni insincère, je ne pensais pas qu'on pouvait être si peu payé dans ce milieu. Et c'était il y a 22 ans.
Bref. Pour en revenir au présent de mon récent passé de maintenant, les carottes sont à la fois râpées et cuites, et ça ne sert à rien de regretter une présence d'esprit dont j'ai manqué jadis, sinon pour me rappeler d'essayer d'être lucide et conscient au jour d'aujourd'hui, lol. Un peu comme quand je mesure la quantité de concentration que j’ai gaspillée dans des process attentionnels auto-perceptifs plutôt que de m’intéresser à mon environnement, et que ma femme me sort des infos d’il y a 20 ans sur mes cousins qu'elle a captées et intégrées alors que je les ai totalement zappées parce que je n'écoutais pas, je fais alors semblant d'être tout à fait au courant en prenant le train en marche.
Avec ces nouveaux employeurs potentiels, j'ai peu d'espoir de décrocher ne serait-ce qu'un entretien, je n'ai pas grand-chose à montrer, les derniers docs que j'ai montés datent de 2007, mais je pose quand même l'acte du mieux que je peux.
Je suis peut-être un regretteur, comme l'avait diagnostiqué mon fils il y a de nombreuses lunes, même si j'ai l'impression d'avoir changé, il m'arrive de repasser par la case "j'aurais mieux fait de..." et je suppose que c'est le lot commun.
En juin je travaille à Orléans, Bourges, Nantes. Ca n'a rien à voir avec ma recherche d'emploi, il semble que j'aie mis un orteil dans le planning "Centre Val de Loire" il y a quelques mois, je serais bien incapable de comprendre comment, toujours est-il que je suis à présent un jeune CDD de 55 ans qui tente de prouver sa mobilité pour pouvoir prétendre à l'intégration dans une grande chaîne régionale d'ici une quinzaine d'années , et je le vis plutôt bien. C'est toujours salubre pour moi de quitter la maison, et surtout l'ordinateur.
Début juillet, je passe une semaine à Tours, je monte un treize minutes sur la Loire à Vélo, ça fait des années que ça ne m'est pas arrivé de faire du magazine, serait-ce un cygne d'étang ?

Tours, ville plutôt sympa, même les punks à chien planqués par la municipalité sous le pont Napoléon ne sont pas agressifs.Le soir, je traîne. J'ai eu le malheur de rentrer dans un magasin de BD de collection, le tôlier a tout bien rangé ses 20 000 ouvrages de façon rationnelle dans sa tête et sur ses étagères, je suis impressionné, il a quasiment tout ce qui s'est publié depuis les années 60, j'ai trouvé un vieil album d'Alan Moore qui manquait à ma collèque inachevée des Watchmen en édition originale pour 100 euros.
100 euros ? C'est donné ! ça ne m'arrive jamais d'acheter des bédés de collection, mais comme c'est l'argent des clopes économisé depuis au moins 75 jours, c'est de bon coeur.
Le tenancier de cette immense caverne d'Ali-Baba m'avoue qu'il va plier boutique, du fait que ses meilleurs clients ont 75 ans et viennent chercher de vieux fascicules de Blek le Roc en déambulateur, qu'il va sans doute se rabattre sur la vente en ligne (sur laquelle il est déjà présent)


Chez un autre bouquiniste, moins branché vieux papiers, gisant au milieu d'un tas d'ordures d'une pile de romans de Maxime Chattam, un recueil Omnibus de 7 romans de Robert Silverberg des années 70 : 3 €. Chute dans le réel, ça me va bien, ça, tiens et ça ira très bien pour lire cet été sur la plage, j'ai décidé de prendre 6 semaines de congés, je n'ai qu'une vie, un ami m'a proposé d'aller visiter le Frioul en voilier au départ de Marseille, d'autres potes âgés veulent que j'aille les filmer en concert dans le Lot...
Un soir, une italienne qui dîne à côté de moi en terrasse me dit que le Frioul, en fait, c'est une région de son pays, à côté de la Slovénie, alors je me demande si on peut vraiment faire l'aller retour au départ de Marseille en 8 jours, puis j'ai regardé le wiki du Frioul et j'ai compris que l'homonymie n'était pas la copine à la toponymie. Le Frioul est une région italienne, c'est entendu, mais c'est aussi une île au large de la cité phocéenne, comme disent les journalistes. Tout va bien. Le plus inquiétant serait que j'ai un peu flashé sur une serveuse cambodgienne de 19 ans(1) qui sert au bar-restaurant qui jouxte mon hôtel et à qui j'accorde des entretiens d'orientation de plus en plus longs parce qu'elle vient de rater sa première année d'histoire de l'art et qu'elle est jolie et rigolote, étant donné que pour d'obscures raisons historiques le restaurant asiatique a dû conserver le bar qui lui préexistait, bar squatté nuit et jour par des alcoolos durs à cuire mais déjà cuits et recuits, qui consomment peu mais s'incrustent au comptoir et effraient l'innocent promeneur qui hésite à se proclamer amateur de cuisine asiatique devant les Pochtrons de la Garde Impériale, ravitaillés en vol par la Madone cambodgienne des Boit-sans-soif. Heureusement, la patronne nous surveille, à côté d'elle Pol Pot a l'air de gauche, et je rentre à Nantes demain. Faudrait pas que je commence à me laisser tourner le coeur par des lolitas, j'ai vraiment pas besoin de ça.

Un troisième libraire tourangeau spécialisé SF et BD me confie que lui aussi va cesser son activité, du fait que maintenant les jeunes lisent surtout Youtube. Le kilo de comics que je lui achète est emballé dans un sac en papier kraft qui proclame le contraire de ce qu'il vient de me dire.
Ecrit avec le symbolisme du punk rock, qui jurait se trahir s'il durait plus d'un quart d'heure, no fioutcheure.
Normalement j'ai maintenant de quoi écrire un article sur la fin prochaine des librairies d'occasion spécialisées, mais je ne vois pas l’intérêt, et surtout j'ai perdu la foi dans les vertus de l'écriture (en ce qui me concerne, l'expérience, poursuivie sur une durée conséquente, a produit des fruits plutôt amers) ainsi que mes aptitudes à emballer le poisson dans le journal.
J'ai mis trois mois à écrire ce lugubrounet billet. Si je ne trouve plus mes mots, c'est qu'ils m'ont été retirés, et il y a certainement une ou plusieurs bonnes raisons, comme aurait dit quelqu'un qui vient de mettre fin à son blog.

(1)le plus inquiétant là-dedans serait bien sûr qu’elle n’est pas noire comme on pourrait s’y attendre, se répondit-il à lui même à peine de retour à Nantes. 
J'ai l’imaginaire sexuel d'un colon, affreux affreux.


Pour trouver des Blek le Roc en ligne :

jeudi 21 juin 2018

Mon nombril, ma bataille (8)

Ce qui m'a sans doute aidé à pallier l’effondrement cérébral et la montée en stupeur panique pendant ma dernière période "tout est vain" de ce premier semestre, c'est d’aller au bout de la lecture de "Jérusalem" le monumental roman d'Alan Moore, acheté et entamé huit mois plus tôt sur un coup de tête, avec l'argent des cigarettes. 
Un million de mots. Je les ai comptés. Sans les lire. Ça a été dur. Et après, je les ai lus, et là ça a été encore plus dur.
Pourtant, lire, c’est le truc que je savais le mieux faire quand j’étais petit, quand j'y repense. Voyager immobile. Je croyais à la fiction. Littérature d'évasion. Tu parles. Il eut mieux valu que je m'intéresse aux conditions objectives de mon incarcération.
Je me voulais barbare et je ne fus que geek.
Paraphrasant ainsi l'oraison funèbre d'Edgar Faure apocryphement attribuée à Clémenceau : "il se voulait César, il ne fut que Pompée".
N'empêche, je deviens ainsi le premier humain à ma connaissance (à part l'auteur, le traducteur, la mère de l'éditeur, un chroniqueur de France-Culture et deux ou trois blogueurs azimutés) à avoir achevé l'ouvrage.
J'avais fini par en faire une affaire personnelle; c'était lui ou moi.
Le livre est découpé en trois parties, j'hésite à parler de périodes parce qu'on y glisse beaucoup à travers les siècles et les époques, au gré des 35 novelettes stylistiquement hétérogènes qui le composent de fait, et seule la partie centrale, le segment dit "Mansoul" m'est apparu lisible(1), dans le sens où j'ai pu y prendre un peu de plaisir, lisible comme le serait un épisode un peu copieux du Club des cinq mettant en scène des spectres et autres enfantômes évoluant dans différentes qualités d'au-delà, enchaînant les péripéties tout à fait dans l'esprit des nains de Terry Gilliam qui ont dérobé la carte du Temps à l'Etre Suprême  dans Time Bandits, et qui s'en servent pour se promener à travers l'Histoire, et accessoirement se soustraire au regard de Dieu.
Il n' y a pas d'Etre Suprême dans Jérusalem, mais des Démons et des Anges, ça oui, des palanquées, qui troublent la raison des hommes de bien des façons.
Je ne ferai pas de critique du Très Saint Livre, j'aurais l'impression de filmer ce que j'ai acheté au supermarché, et puis on ne critique pas un monument, on emprunte discrètement et respectueusement ses couloirs et allées pour passer d'une salle à l'autre, quand au détour d'un souterrain bas de plafond on débouche soudain sur une plage de galets ensoleillée, on retourne d'un air dubitatif chacun des cailloux qui tapissent la grève de son univers fictionnel pour les soupeser, savoir si c'est du lard ou du cochon, bien que tout y soit souvent plus exotérique qu'ésotérique, malgré les dénégations du traducteur, tout ça pour y déchiffrer sous chaque pierre le logo d'AlanMoor© gravé en tout petit, et se rappeler que nous sommes ici  autoséquestrés dans un livre-monde qui cultive la modeste ambition d'offrir l'immortalité à ses lecteurs.
Alan Moore a accouchié brique par brique d'un interminable morceau de bravoure littéraire à la gloire du prolétariat anglais, d'accord, bravo, mais en ce qui me concerne, c'est un peu indigeste. C'est décidé, la prochaine fois je me contenterai des interviews de l’auteur, tout aussi brillantes, mais plus courtes. En fait, c'est bien trop riche, comme nourriture. Moore à l’arrivée. Par overdose. Ce qui me pose question (une) : comment se fait-il qu'on ait (que j'aie) beaucoup de mal aujourd'hui à assimiler un niveau de langage - vocabulaire, syntaxe, construction du récit - hérité d'il y a un siècle ou deux à peine, et qui nous (me) demandait moins d'efforts de décodage il y a 40 ans, quand on se (je me) tapait Jules Vernes, Tolstoï, Balzac et Dostoïevski ?  
Néanmoins soulagé d'avoir fini de gravir le monument au Moore, je me jette alors dans "4321", le dernier Paul Auster, qui ne fait que 1000 pages, offert par une belle-mère attentive (je ne pouvais pas piffer Paul Auster sans en avoir lu un traitre mot), à moins que ce soit sa vengeance pour lui avoir fait lire "2966" de Roberto Bolano. 
Auster est un conteur, qui ne nous bassine pas avec "Tout est déjà écrit" (Moore) ou "Tout est vain, et je ne suis pas à la hauteur" (Warsen). Auster n'est pas austère pour un sou, lui c'est plutôt "Dieu n'existe pas, mais y'a des bons moments dans la vie, surtout dans le New York des années 70". Ca demande moins de moyens intellectuels pour gravir le monticule au pied de la table de chevet, bien qu'il soit plus encombrant que le Moore (imprimé sur papier bible, c'était le minimum).

Les liens suivants ont été validés par notre comité de rédaction comme pouvant offrir une alternative à ceux qui pensaient trouver ici une sorte de critique littéraire du livre de Moore :


https://carbone.ink/chroniques/jerusalem-alan-moore/


https://www.actualitte.com/article/interviews/avec-jerusalem-alan-moore-realise-certainement-son-meilleur-film-claro/84825


mais finalement lé plous clair c'est le wiki anglais

https://en.wikipedia.org/wiki/Jerusalem_(Moore_novel)

 (1)Je suis parviendu à lire le reste, mais sincèrement, j'ai bien galéré. Entre les 400 premières pages qui mettent en scène des personnages qui n'ont aucun lien perceptible entre eux, le chapitre 26 écrit en yaourt divinatoire en direct de l'asile d'Arkham, les virgules qui font référence à l'oeuvre complète de James Joyce & quelques autres blagouzes indicibles, c'est du sport cérébranque de haut niveau. Nan mais je nie pas le côté farce, et peut-être qu'après ça, je je vais emmener tout Pynchon en vacances et que ça va me détendre.

[Edit]
et 2 interviews exclusives (les inrocks + le magazine littéraire) dont je ne me souviens plus ousque je les ai trouvées 

mercredi 6 juin 2018

Mon nombril, ma bataille (7)

Ce matin, j'ignore pourquoi, mais "ça court". Je le sens au départ du parcours, il y a un peu de dénivelé, le trajet doit faire dans les 9 km, je n'ai jamais mesuré, je ne suis pas du genre à courir avec un smartphone/podomètre collé au bras pour pouvoir cracher des statistiques de performances toutes les 10 minutes, l'autre jour j'ai accidentellement croisé le voisin à mi-parcours, près du camping et de la base de canoës, le voisin ou plutôt le mari de la nana avec qui j'avais fait un stage de prévention de la rechute dépressive par la méditation de pleine conscience et les mp3 de Christophe André avant de découvrir qu'elle habitait à 400 m et de faire la connaissance de son conjoint avec lequel je n'ai aucune affinité sinon les tendances dépressives de sa femme, bref le mari de la voisine courait sur quasiment le même trajet, donc je lui ai civilement proposé de remonter la côte ensemble, mais il avait son centre multimédia attaché au biceps, et il me crachait notre vitesse instantanée toutes les 5 minutes et il a failli me faire exploser le moteur, heureusement il a écouté du hard rock au casque toute la remontée du parc, moi je préfère écouter les oiseaux, déjà qu'ils ont été décimés par la sixième extinction de masse en cours je trouve qu'ils font encore un sacré raffut, de toute façon depuis que j'ai repris le jogging pour éviter de prendre trop de poids avec l'arrêt du tabac (c'est plus raisonnable que de rêver en perdre) je mets péniblement 70 minutes à descendre au parc par les vignes et à remonter, dans une foulée crispée et inquiète, il y a 10 ans je mettais 55 minutes, et alors ? Tout est vain, je ne suis plus à la hauteur (si je l'ai jamais été).

on dirait pas comme ça
mais c'est méchamment vallonné 
En 10 ans j'ai donc perdu 15 minutes de vitesse et de fluidité, qui je le sens bien, ne reviendront pas. Mais ce matin, contrairement à toutes mes croyances erronées, "ça court", et je n'ai qu'à me laisser porter par la foulée. D'accord, j'ai mis mes chaussures jaunes fluorescentes, elles m'ont l'air moins usées que l'autre paire avec laquelle je me suis obstiné à trottiner ou plutôt à racler la chaussée ces dernières semaines, c'est important les chaussures, je me suis chopé des douleurs crâniennes (au plaques du crâne, en fait, que je massais par dessus) à courir dans des chaussures fichues, et un t-shirt en coton, parce que quand je mets une saloperie fluo microfibres, c'est abrasif, je finis toujours avec le téton droit en sang, c'est éros et thanatos + les dieux du stade en même temps, il faudrait que je coure avec un wonderbra parce qu'avec le temps mes pectoraux se sont un peu affaissés, ils ondulent et frottent contre le tissu synthétique, ah je vous jure que j'ai fière allure avec ma flaque de sang diluée dans la sueur du plastron en microfibres, l'écarlate fait l'amour au vert fluo pour donner une auréole sombre d'une teinte indéfinissable et peu ragoûtante, je ne peux pas courir avec un wonderbra dans le quartier, sauf à vouloir finir cloué sur la porte d'une grange, je pourrais aussi me protéger le bout des tétons avec du sparadrap mais je me mettrais à ressembler à un clip de bondage SM et l'envie subite de m'auto-enculer dans un fourré ferait baisser ma moyenne horaire dont j'ai prétendu qu'elle m'était indifférente, il tombe un fin crachin sur ce début juin qui simule fin novembre pour faire marrer ses potes, et à l'arrivée de mon chemin de croix habituel je refais un temps proche de ce qu'il fut jadis, 60 minutes, et je ne vois vraiment pas pourquoi, à part l'assiduité à l'effort et les bénéfices mécaniques de l'entraînement, je n'avais d'ailleurs pas envie d'aller courir ce matin, mais dans ces cas-là je court-circuite la case états d'âme, je ne suis donc pas prisonnier de ces lourdeurs que je cultive puisque j'ai réussi à m'en abstraire pendant 60 minutes sans avoir trop de pensées obsessionnelles autour du fait que je pourrais éventuellement en faire un article, je ne veux pas retomber dans ce genre d'autisme assisté par ordinateur, et puis après j'ai une crise de génie en réparant coup sur coup la prise d'antenne de la télé du salon alors que ça faisait des années que je me cassais les dents sur une histoire de sertissage du coaxial, et le néon du garage dans la foulée, parce que j'ai remis le nez dans mon matos de bricolage et je me suis rappelé l'histoire des starters pour tubes fluorescents (improprement appelés néons), dont il existe désormais un modèle LED.
Bon c'est pas tout ça, faut que je mette mes affaires en ordre pour partir tout à l'heure pour Orléans, afin de poursuivre mes aventures de CDD : si je n’avais aucune ambition, au moins de ce point de vue, n'ayant accédé à aucune situation enviable, ma vie est pleinement réussie, et j'ai peine à ne pas m'en faire une joie, mais faut quand même faire bouillir la marmite.


mardi 29 mai 2018

Mon nombril, ma bataille (6)

Force est de constater que les parties intimes
vues en coupe sont quand même beaucoup moins érogènes.
Bon dis donc coco, si t'es parti à repeindre le salon, on va essayer d'aller au bout des choses, donc si on veut résumer ta pensée, avec l'alcool on paye cash, avec le tabac on paye quand c'est trop tard, et le p0rn, on paye quand ? hein ? et comment ?
- ben déjà, si on est un peu malin, le p0rn on paye pas, on en trouve du gratuit partout, on va quand même pas engraisser les margoulins du pain de fesse, mais en fait, au-delà de cette bravade affligeante, force est de constater comme on dit sur M6 que le p0rn on le paye à la fois cash et à crédit(1), et surtout on finit par payer de sa personne, dans sa chair et de son esprit. Je ne reviendrai pas sur les lésions étrangères affectant l'imaginaire sexuel de ceux qui se livrent au p0rn à l'excès. D'abord parce que c'est la pierre angulaire (quoiqu'un peu branlante) sur laquelle j'ai bâti ce blog il y a 15 ans, mais aussi parce que j'arrive à un âge où une érection tient déjà du miracle, alors me masturber devant du p0rn est pressenti comme un événement tellement néfaste sur le plan énergétique qu'en général je m'abstiens sans peine mais sans joie, et tout cela reflue hors de moi, bien qu'à regret, petit à petit, et par saccades. Soyons honnête, ça met quand beaucoup plus de temps à me quitter que je ne le pensais, mais il est vrai que j'ai passé des années entières à guerroyer contre le p0rn, comme un Don Quichiotte du cyberspace, ça n'aide pas. Il vaut mieux lâcher l'affaire et aller voir ailleurs si on y est.
L'année dernière j'ai remis un compteur d'abstinence à tourner sur un forum de pornodeps caché bien en évidence au milieu de ce blog, parce que je trouvais que ça recommençait à déraper, et que mes dépressions avaient bon dos, surtout depuis que le lithium m'assure une relative stabilité du survol en mode drone furtif de mes champs de bataille passés, puisque je persiste souvent à les hanter plutôt que d'expérimenter l'incroyable richesse potentielle de l'instant présent, une fois que sa perception est décontaminée des scories d’hier, qui pour la plupart remontent aux calendes grecques.
Et je me demandais si je ne me condamnais pas moi-même à vivre entre deux eaux troubles comme le malheureux alcoolique du post précédent, ni noyé ni sauvé, pour toujours et à jamais.
Et puis comme disaient les Anciens, il semble bien que qui vive par le zguègue risque de périr par le zguègue, puisque depuis quelques années s'est développé en mes tréfonds un kyste épididymaire qui atteint maintenant une taille respectable, comme un gros sac de cacahouètes surnuméraires à l'intérieur de mon sac de cacahouètes normales (sans gluten). Quand j'ai appris que cet enkystage était relativement bénin quoiqu’inconfortable et un peu flippant, ça m'a rappelé cette blague entendue au CP/CE1 des deux gars qui discutent sur un banc :
"ah mon pauvre, t'as pas idée... si tu savais... à nous deux on en a cinq !
- ah bon ? pourquoi ? t'en as qu'une ?"
J’ai récemment consulté un urologue pour envisager une ablation du kyste, opération qu’on m’avait déconseillée tant que je n’étais pas gêné, parce que même si c’est banal et sans danger, même si c’est sous anesthésie générale et même si je ne suis pas hypocondriaque, je ne me ferais pas ouvrir le scrotum à la légère. Le spécialiste n’a pas voulu se mouiller, il m’a dit que des gens venaient le voir avec des kystes moins gros, d’autres attendaient que ça soit plus volumineux pour consulter, mais il me laissait seul juge de la gêne ressentie. Je l’ai interrogé sur les conséquences de l’acte chirurgical, il m’a répondu « un mois sans se baigner », comme l’été arrive, c’est tout réfléchi et carrément raidi bitoire, pour l’instant je vais continuer à vivre avec ma tumeur non-suspecte, ça fait presque 10 ans que ça dure, tant que les femmes ne me dévisagent pas l’entrejambe sur la plage, j’assume. Et puis c'est pas un truc de fille, ça, dévisager l'entrejambe, plus un truc de mec. Entre cette inflation du cours de ma Bourse, ma toison pubienne qui se couvre de neige à l'approche de l'hiver et la réduction de la taille de mon pénis que je constate même en dehors des périodes dépressives, je me dis qu’au fond, ce que j’ai perdu en bite, je l’ai gagné en couilles.

(1) cf "Quand tu aimes la musique sans la payer, c'est comme si tu allais aux putes, tu t'amuses bien, et au moment de payer tu t'enfuis en sautillant, le pantalon sur les chevilles, parce que les macs c'est vraiment des connards." qui devient « Quand tu aimes le p0rn sans le payer, c'est comme si tu allais aux putes, tu t'amuses bien, et au moment de payer tu t'enfuis en sautillant, le pantalon sur les chevilles, parce que Dédé la cyber-Saumure c'est vraiment un connard."

mercredi 23 mai 2018

Mon nombril, ma bataille (5)

L'alcoolique à l'abstinence difficile qui avait brocardé le petit Jésus (post antépénultième) en le dessinant crucifié sur un tire-bouchon dans le bulletin paroissial du mouvement AA était très perturbé par les conséquences pourtant prévisibles de son blasphème, et émargeait sans doute aussi aux Narcotiques Anonymes puisqu'il leur avait emprunté la sacro-sainte formule auto-introductive en réunion "je m'appelle Jean-Luc, je suis abstinent de tout produit modifiant le comportement..." à laquelle il ajoutait d'un air entendu "et j'essaye aussi d'être abstinent de tout comportement modifiant le comportement, mais c'est difficile en ce moment "; le pauvre se définissait quasi-exclusivement par ses addictions passées et l'historique de ses efforts visant à l'en débarrasser.
On se doute bien que l'individu qui se présente spontanément comme fortement attaché à son identité de dépendant aura sans doute du mal à passer à autre chose, une fois le sevrage achevé. J'admirais les fulgurances éventuellement hors-sujet de ses partages en réunion ("J’ai été éduqué “façon amour” et “réalité attachement”, comme il y a des blousons en skaï “façon cuir”, ça ne pouvait que me plaire), mais il était très instable, au bout de quatre ans on aurait dit qu'il venait de démarrer l'abstinence la semaine dernière, on murmurait qu'il avait tâté de la magie noire, et que ça lui avait bien niqué les canaux. Avait-il réellement flirté avec des forces qui le dépassaient et en avait-il gardé un trouble du sens commun, ce qui lui permettait de peindre des moustaches à la Joconde, puis de fondre en larmes parce que Mona Lisa avait du poil au menton ?
Je l'ignore, c'était il y a 25 ans au groupe AA de Belleville-Amandiers que j'ai cessé de fréquenter en quittant Paris  en 1996.

L'inscription au mur :
"Salle de réunion / Dispersion des cendres"
(en français et en flamand)
devant un funérarium en Belgique.
Don anonyme de ma belle-soeur
réalisé lors de la dispersion de sa maman.
Un membre des AA me terrifiait pour d'autres raisons : il semblait à jamais dérivant entre deux eaux, c'est à dire qu'il n'était ni perdu ni sauvé, pour toujours et à jamais, son visage le prouvait en retournant doucement vers Cro-Magnon, visage perpétuellement défait et aux traits à demi-effacés pour avoir mariné trop longtemps dans un mélange d'eau de vaisselle et de "spiritueux à base de whisky" comme on en trouvait des flasques très bon marché chez Ed l'épicier discount, mais son assiduité aux réunions le préservait de sombrer totalement. Alors les autres membres du groupe de la rue Rambuteau, qui tenaient réunion dans cette salle en sous-sol des Halles dont les murs suintaient le manque et la souffrance humaine, avaient dérogé à la règle de l'anniversaire de sobriété continue, pour offrir  au noyé une petite cérémonie pour ses 3 mois d'abstinence, parce que déjà ça c'était incroyable.
Ses cheveux en broussaille, son éternel walkman vissé aux oreilles, son anorak bleu passé à l'orange, il nous souriait de toute sa gratitude à travers ce nuage d'hébétude qui sourdait de lui. C'était mignon, mais j'étais épouvanté par "la possibilité du nul", pour paraphraser un Houellebecq en biais(1), je trouvais atroce pour lui qu'il puisse voir la lumière mais se révèle incapable de vivre dedans comme le faisaient les autres membres en se faisant mutuellement la courte échelle vers le Dieu des AA, peu exigeant sur les conditions d'entrée. J'aurais préféré la mort à un sort si funeste. Je n'étais plus du tout hanté par l'idée de ne pas être à la hauteur (post précédent), parce que je sentais bien que le pronostic vital était engagé, et que je ne voulais pas mourir de ça. J'avais peu d'espoir sur le long terme mais j'appliquais donc scolairement ce qu'on me suggérait, et comme ils le suggéraient, c'est à dire 24 heures à la fois. C'est dans l'adversité et les circonstances difficiles que je me révèle apte à dépasser mes limites, alors que dans le confort, j'ai tendance à piquer du nez, comme beaucoup de gens.
Bref.
Pour cesser de boire j'ai été aidé par le fait que la toxicité du produit se paye cash, sur l'état général, le boulot, les relations personnelles.
Mais pour ne plus fumer, je mégote et tergiverse depuis 25 ans, comme notre ami noyé plus ou moins volontaire; il faut dire que le tabac, on paye à crédit. On paye quand c'est trop tard, quand le généraliste vous envoie chez le pneumologue qui demande à Piccoli dans ce vieux film de Bunuel s'il peut "l'ouvrir dans la semaine" pour vérifier un truc. Je connais plein de gens dans la même situation que moi, qui marchandent au jour le jour entre leur vital, leurs pulsions et la distance qui les sépare du premier buraliste, et ce n'est pas parce que nous sommes plus nombreux que nous avons plus raison.
J'ai donc tout intérêt à me rappeler que l'échec est total, la cabane sur le chien etc... sinon je vais me croire guéri et tout sera à recommencer après la première cigarette dite "récréative", ou le premier joint éponyme.

(1)quand j'étais petit on m'appelait "bec en biais", ce qui à tout prendre est plus élégant que "gueule de travers". Ca ne s'est guère arrangé quand je me suis fracturé la mâchoire au fond d'un canyon espingouin, mais c'est une autre histoire.