dimanche 1 décembre 2019

Le diable probablement

D’abord j'ai un moment d'absence devant mon ordinateur, et quand je reprends conscience, trop tard, je suis déjà en train d'errer sur des blogs de vieux, je veux dire, de gens qui ont mon âge :
"To rip or not", la question mérite d'être posée.
Pour des artistes morts, pas de scrupules, on rippe. Leurs enfants n'ont qu'à trouver un métier honnête, plutôt que de vivoter des droits d'auteur de leurs parents, des CDs.
Nonobstant, d'avoir contemplé l'abyme grouillant du nombre de titres d'Henri Salvador que je méconnais, celui-ci se met à me regarder aussi, et allume souterrainement la mèche de la bombe à fragmentation de la fièvre collectionneuse.

Alors je commence à jouer du clavier, et j'atteins d'abord ceci :
Woualou, voilà plein de titres inconnus de feu le père Henri, ça a l'air sympa mais il faut s'inscrire auprès de usenet, qui m'a tout l'air d'une foutue bande dématérialisée de malfaiteurs à but lucratif et de détrousseurs de cadavres, puisqu'ils empochent tes sous sans reverser rien du tout, ni à qui de gauche, ni à Michel Droit. Et donc au final raquer à de telles cyber-raclures pour télécharger, non merci, je préfère encore acheter les imports japonais sur Amazon (Henri Salvador is big in Japan, à n'en pas douter).
Mes recherches clandestines me mènent ensuite en terrain légal, chez Born bad records.
Alors là bravo, j'ai dit ailleurs et pas plus tard qu'hier tout le bien que je pensais de Born Bad Records et de leur politique d'exhumation de trésors enfouis, vraiment s'ils sont mal nés, la résilience s'est ensuite emparée d'eux au fil des ans, c'est incroyable le bien qu'ils font au paysage culturel, mais concernant Henri, il n'y a qu'un titre de lui sur cette compilation, en plus je le connais par coeur, donc je ne m'attarde pas, je repars vers le côté obscur avec http://losslessbox.do.henri_salvador_2_cd/13-1-0-2013 mais la compilation n'est plus en ligne, dommage, par contre si je veux télécharger 48 albums de Nils Petter Molvaer c'est sans problème.
C'est bien joli, mais où trouverai-je le temps de les écouter ? Comme à chaque fois que je cherche un truc sur le net, l'offre recommence à excéder ma demande. Je fais des recherches de plus en plus frénétiques, j'admets connaitre des wagons de fournisseurs douteux, chez israbox y'a beaucoup d'albums de Salvador mais maintenant il faut les choper sur isracloud et comme je ne suis qu'un goy c'est devenu payant, Qobuz fait une offre moins minable que iTunes mais y'a quand même pas de quoi se pâmer comparé à ce qu'on trouve sous le manteau que Jésus a partagé avec un pauvre, et finalement, je trouve des curiosités à un prix décent chez des amoureux de vieilleries, un espèce de Born Bad Records pour Ecroulés, Vioques & Baveux (le pendant français aux Brawlers, Bawlers & Bastards de Tom Waits)
Les Frémeaux (j'imagine aisément des frangins complices comme les Coen) ont commencé à éditer une intégrale avec plein de choses inconnues et a priori affriolantes, par exemple ça :

 Achète-moi

ou ça :


... mais pour finir, la meilleure compile pirate d'Henri Salvador, je la trouve chez un certain John Warsen, parce que j'avais oublié que c'est là que je l'avais mise, ce qui me fait penser que dans mes activités mélomaniaques sur Internet je ressemble de plus en plus à Bob Arctor dans Substance Mort de Philip K. Dick, et c'est pourquoi j'ai cessé d'y aller la plupart du temps, comprenant l'inanité de ma quête, qui m'embarque toujours vers des cybercuites sans lendemain.
Le diable probablement.
Le mot de la fin de cette mésaventure de lèche-vitrines, je le trouve chez un fondu, un passionné d'Henri qui collecte toutes les galettes de sa vedette favorite, dans la liste des raisons pour lesquelles il s'est lancé dans la collection des oeuvres de Salvador :
2/ parce qu'il est très difficile de trouver ses disques ( sa carrière discographique a commencé à la fin des années trente avec l'orchestre de Ray VENTURA et même avant en jouant du jazz ).
3/ parce que je ne connais pas grand monde qui s'intéresse à ce chanteur au point d'en faire une collection.
7/ parce que SALVADOR  est avant tout un provocateur et un Jean-foutre de première, comme moi !
11/ parce que grâce à son répertoire (et pas le meilleur), je me suis amusé comme un fou lors de soirées familiales, publiques et autres à faire le con.

Je reconnais là un fan, un frère. Moi aussi je trouve Salvador mauvais, carrément, ouvertement et en pleine conscience, il s'est livré aux pires excès de l'avariété, n'a renoncé à aucune posture poujadiste dans le corps de chansons écrites par-dessus-la-jambe, et je vois en lui un précurseur du punk bien avant l'heure du punk... il a écrit au dos de la pochette d'un de ses disques " SI CE DISQUE NE VOUS PLAÎT PAS, ALLEZ VOUS FAIRE FOUTRE ! " Moi aussi, quand je serai grand, j'écrirai un article où je vous suggérerai d'ALLER TOUS VOUS FAIRE ENCULER !", et ça sera trop la classe, mais je n'en suis pas là... par contre je n'ai jamais pu faire le con avec Salvador en famille, tant ils méprisaient ouvertement la culture populaire et la "variété" (qui en manque singulièrement, disais-je avant que ma femme me rééduque) française.
On m'a encouragé à faire le con avec Boby Lapointe, certes, et j'ai appris tout son répertoire à la guitare sommaire avant mes 16 ans, mais finalement, Lapointe c'est un mec désespéré, qui essayait de faire rentrer au chausse-pied une quantité de mots impossible dans chacune de ses chansons, et pour y dire quoi ? toute son oeuvre, là, pointe le tragique de l'existence humaine, alors que Salvador c'est plutôt "faut rigoler pour empêcher le ciel de tomber".
Au final, le ciel y tombe quand même, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise.

vendredi 11 octobre 2019

Adieu tonton

J'ai des tontons qui durent, et d'autres qui ne font pas long feu.
J'ai donc démarré une nouvelle carrière littéraire dans l'eulogie au Crématorium de Bégard (22).
Ecriture plus sobre, plus dépouillée, en un mot plus reposante, parce qu'apaisée.
J’ai eu un petit succès, malgré un débit un peu rapide, parce que si je ralentissais, je savais que j'allais me mettre à pleurer, et c'était pas le but.
Ce qui m’a stimulé, c’est l’épouvante sourde que je ressens depuis des années à l’idée de faire un de ces jours l’oraison funèbre de papa, car comme le dit ma dulcinée quand je lui en parle, «au fait, c’est vrai, qu’est-ce qu’on pourrait dire de positif sur ton père ? »
Et je ne voulais pas voir se reproduire ce qui s’était passé à la mort de mon oncle précédent, après laquelle personne n’avait pris la parole lors de cette cérémonie dans une petite église de Dordogne pourtant charmante, et j’avais trouvé ça bien triste comme début de post-vie.
Là, les enfants de tonton m’avaient fait comprendre qu’ils ne pourraient pas parler au Crématorium, trop d’émotion, et j’avais une relation chaleureuse avec Jean-Pol.
Donc je m’y suis collé, comme à un mal nécessaire, mais c’est venu quasiment tout seul.
L’eulogie est pour moi un genre littéraire tout neuf, et promis à un bel avenir dans ma famille vieillissante; bien sûr si tu regardes dans les angles, ça relève de la fiction, car la vraie vie de tonton serait un roman à faire passer Houellebecq pour Guy des Cars, je ne pouvais pas partir des faits, que de mon ressenti; de toute façon, sur le plan fictionnel, on peut se lâcher : il est rare que le destinataire, sagement étendu à l’arrière-plan, vienne nous contredire.
Il s’agit avant tout d’exalter les vertus du défunt en faisant croire aux survivants qu’elles se diffusent doucement vers eux en fines gouttelettes pendant la lecture, à mi-chemin entre le brouillard d’huiles essentielles et le crachin breton.
L’exercice est donc bien balisé, et j’ai trouvé ça intéressant, en plus d'être utile aux autres.


Quelques mots inspirés par Tonton Jean-Pol, et qui n’engagent que moi.
Brassens chantait : « Il est toujours joli, le temps passé
Une fois qu'ils ont cassé leur pipe
On pardonne à tous ceux qui nous ont offensés
Les morts sont tous des braves types »

…c’est pas pour faire mentir Brassens, mais je n’ai jamais rien eu à pardonner à Tonton Jean-Pol. Et pourtant, dans ma famille, c’est pas pour me vanter, mais on s’offense assez facilement, alors qu’on pardonne assez peu, et le plus tard possible. C’est parce qu’on cherche à avoir raison, et qu’on a du mal à se remettre en cause, sauf moi qui vous cause, évidemment.

Et Tonton Jean-Pol, qui avait été miraculeusement épargné par le dogmatisme.

Tonton Jean-Pol, il a été présent à tous les âges de ma vie, et franchement, pour moi il a toujours incarné la bienveillance. C’était un oncle incarné, quoi.

Quand on était petits, avec mon frère et ma soeur, qui ne sont pas là mais que je représente moyennant un cachet d’intermittent du spectacle très raisonnable, Jean-Pol et Françoise venaient nous voir à Perros, avant qu’ils aient des enfants, et ils nous apportaient toujours des cadeaux. Mes autres oncles aussi, d’ailleurs ils nous ont vraiment gâtés pourris et je sais pas comment on a fait pour pas devenir infects, tellement on a reçu de cadeaux non mérités, simplement parce que mon père était le premier des quatre Dalton à avoir des gosses, alors tout le monde faisait des cadeaux aux gosses d’Averell en attendant d’en avoir, des enfants, pour pouvoir leur en faire, des cadeaux, mon père qui n’est pas là non plus mais que je représente pour un autre cachet d’intermittent du spectacle tout à fait exorbitant, mon père qui a failli venir et qui vous prie de bien vouloir l’excuser de ses empêchements majeurs et mineurs, en tout cas tonton Jean-Pol on était toujours content de le voir, parce qu’avec ou sans cadeaux il était tout le temps gentil et bienveillant, d’une gentillesse qui ne triche pas, qui ne demande rien sinon d’être à la bonne hauteur pour la recevoir. 

Merci pour ça, Tonton Jean-Pol.

Plus tard, pour mes 20 ans, tonton m’a offert mes premiers jobs d’été, comme aide-cuistot et plongeur dans les jolies colonies de vacances de la CCAS. C’était super, ça me changeait de mon milieu petit-bourgeois intello de gauche, en plus des fois je faisais la plonge dans de jolies monitrices des jolies colonies de vacances de la CCAS. (oeuvres sociales EDF)

Merci pour ça aussi.

[Même la fin d’été où je me suis fait braquer tous les sous que j’avais gagné dans les colonies CCAS par deux voyous à qui je voulais acheter du shit en gros et demi-gros, le fait de me retrouver avec un flingue sur le ventre et un cran d’arrêt sous la gorge, ça m’a rapidement et définitivement convaincu que je ne ferais pas carrière dans le trafic de stupéfiants, ce fut une expérience très pédagogique, et ça c’est encore à tonton que je le dois. Trop fort, tonton.]

(passage enlevé à la demande de ma dulcinée, qui a trouvé que ça parlait plus de moi que de tonton)

Encore plus tard, en 1986, tonton m’a hébergé plusieurs semaines à Rennes où j’avais décroché un stage dans une société d’images de synthèse. Et toujours cette générosité et cette prévenance, alors qu’il venait de subir un drame familial terrible qui avait largement de quoi le rendre fou, dépressif, aigri, alcoolique ou un subtil mélange des quatre. 

Que dalle. Il est resté droit dans ses bottes.

S’il avait un côté obscur, et qui n’en a pas, c’est pas à moi qu’il l’a montré. 

Je ne l’ai jamais vu.

Et toujours cette simplicité, ce langage du coeur qui gouvernait nos échanges, dont il est un peu tard pour me vanter, mais si tu m’entends tonton, tu le sais bien que c’est vrai que quand on se voyait on allait droit au but.

La dernière fois qu’on s’est croisés, au mois d’aout, j’ai cru comprendre que pour cette vie-là, dans ce corps-ci, t’avais eu ta dose, on t’avait sévèrement trafiqué le moteur, enlevé des pièces, bricolé d’autres, et il en résultait pour toi un inconfort qui ne justifiait pas de jouer les prolongations plus que nécessaire. 

Inquiet, j’étais repassé le lendemain, dans l’idée de t’en mettre une couche en direct de la cellule de prévention du suicide, et tu m’avais rassuré, tu t’étais déjà repris, m’affirmant que tu récupérais petit à petit et que tu allais te bouger pour répondre à cette vie qui s’offrait encore à toi.

En fait, je crois que tu étais déjà en paix, que tu avais réglé tes affaires, fait tes valises, et que tu te tenais prêt à partir. 

Tu m’as bien roulé, Tonton Jean-Pol.

Tu ne seras jamais un petit vieux. Je n’ai rien contre les petits vieux, j’ai de très bons amis petits vieux, mais c’est un truc qui ne t’a jamais intéressé. 

Je t’embrasse et je te salue. 

Merci pour tout.

mardi 1 octobre 2019

L'avocat du diable


extraits de mails
Objet: question
Date: 24 septembre 2019 à 11:40:23 UTC+2
À: b**@byronmetcalf.com

Hello
I’m a french fan of your works and owe many CD’s of yours
I dare ask a maybe dumb and overanswered question but could’nt find the answer by myself.
I was watching the TV Show « Hannibal » 
a bad and sick TV Show indeed, about people having codependent relationships.


Anyway, during the third season, a character from the novel « Red Dragon » appeared, and pretended to be « Byron Metcalfe, Hannibal Lecter's lawyer ».
It made me smile, because I thought the screenwriter took the character's name from yours, a crooked joke like a tribute from evil to virtue. (Everyone is very ill, spiritually speaking, in the show)

screen capture from the TV Show
But I found the same name in the original novel (1981).
Which seems anterior to your career’s beginning.
So my question is : did you take your pseudonym from Thomas Harris’s books ? It’s not a big thing, but i’m actually a bit disturbed by this discovery.
Does it mean anything to you ?
Thanks in advance
Christophe

Le 25 sept. 2019 à 17:24, Byron Metcalf a écrit :
Hi Christophe,

My music career actually began in the early 60's so no I did not borrow the name as a pseudonym.

I'm so sorry, Lord Byron ;-)
I read that info on your P.al site "Starting in 1988, Byron began focusing his musical talents toward the healing arts, creating musical sequences for Holotropic Breathwork workshops,… » so I took it for real.

I recall reading Red Dragon right after it was released and was pretty freaked out when I got to 'my' name!

I feel guilty enough for watching the macabre opera Bryan Fuller created from Thomas Harris novels, so I won’t try to reread Red Dragon for knowing what fascinated me long ago, and what you’re doing in there. 
Your name, erupting like reality into fiction. 
Same impression you must have had when you read your name in the book. 
Like if you’ve been caught into the Necronomicon without giving any consent.
Lovecraft beaten by Harris !
and it’s no coincidence  (or a strange one) that you act in the world of « healing » music, because it’s no mystery Hannibal Series Soundtrack musicians work in the spheres of sick & unwell sounds, which are another kind of industry and need to be rebalanced.
(Dark ambient is not allowed as a response)
https://youtu.be/7Ow8ne4iD8Y

Interestingly you are the only person to ask me about this which is surprising given the popularity of the Hannibal Lecter character. Silence of the Lambs is one of my all time favorite films.

Maybe you’re not popular at all, except in my neighborhood ?
;-)))
I often see details and coincidences others don’t see (but I also often miss the Big Picture). 
Unconveniences of geek culture.
Or maybe the people who read Thomas Harris don’t listen to Byron Metcalf.
Anyway, I was curious to see if the TV show would build a theoretical justification for Hannibal’s behaviors. 
It does'nt : in the show, Lecter kills and eats people thats displeases him by their vulgarity.
His own intelligence and refinement are self-consumed and justify at his own eyes his predator’s instincts, and he feels really satisfied with that, so it’s maybe terrifying metaphorically speaking upon Ego strategies, but the character appears hopefully absurd and artificial to me, despite lttle jokes on empathy. 
Will Graham : « Extreme acts of crualty require a high degree of empathy ».
Bedelia Du Maurier (answers) : « You just found religion. Nothing is more dangerous than that. » 
Ha ha.
If Thomas Harris see things like this, it’s hopefully harmless and far less credible than what others novel writers theorize upon evil, from Nick Tosches (in Trinities) to Russell Banks.
The idea of your name, emerging as a fragile counterpoint to the torrents of insanity and madness which oozed from the 39 episodes, is precious (and a bit hilarious too, because I endured the three seasons of the show without knowing why I was doing it, until I saw your name on the screen)
So if you don’t know why Thomas Harris borrowed your name and turned it into « the devil’s attorney » you should perhaps ask him quickly, he’s turned 78.
He’s smart : “ I don’t make anything up. So look around you,” he says. “Because everything has happened.
He said he’s been inspired by Ted Bundy, and his relationship with Robert Keppel, an American former law enforcement officer who wrote many books wich gave birth to « Mindhunter », a TV show from David Fincher much more impressive than Hannibal, where detectives are confronted with real serial killers.
(Pardon my french) 
(I’m French)
and pardon my bla-bla, i’ve rare opportunities to exchange in english with people I listen carefully the music to.

Sincerely Yours
Christophe


De: Byron Metcalf
Objet: Rép : question
Date: 27 septembre 2019 à 17:50:56 UTC+2
À: Christophe P.

Thanks Christophe! Your 'rant' put a big smile on my face. You're a good writer! 👍


Le 27 sept. 2019 à 18:02, Christophe P. a écrit :

If I didn’t read your name in Hannibal, there would have been no rant, so thanks for your music ! 
I’m just listening right now to your last album with Eric Wollo.
My rant is under control, and my psychiatrist is hopefully vegan
;-)))
Christophe

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Bon. Si l'intéressé lui-même n'est pas au courant, c'est râpé pour comprendre pourquoi le Byron Metcalf réel s'est trouvé aspiré dans le vortex littéraire de Thomas Harris et ses déclinaisons audiovisuelles. Quant à savoir pourquoi j'ai regardé 3 saisons de cette chose glauque, cauteleuse et hypnotique, c'est tout aussi insondable. Si ça vous tente de siroter 35 heures de Madds Mikkelsen en psychiatre cannibale, roi de l'emprise et de la manipulation mentale, petit maitre de la jouissance par le meurtre gastronomique et baronnet des plaisirs raffinés, vous ne pourrez pas dire que je ne vous ai pas prévenus. Le plus terrifiant dans la série, c'est bien la soumission presque joyeuse de tous les personnages secondaires à la volonté d'Hannibal, qui tord littéralement l'univers autour de lui, comme un petit trou noir sans poil autour car il a sans nul doute l'anus aussi lisse que le visage.
https://youtu.be/AucdcgZsUb4
Alors, il y a l’horreur « folklorique » de Hannibal, la charge s'exerçant à coups redoublés sur la psychanalyse, et dont le scénario pourrait avoir été écrit par un patient trop longtemps baladé par un psy qui a décidé de s'en venger dans les grandes largeurs, avec outrance et délectation, puisque tous les psys de la série sont aussi détraqués que les malades qui la hantent, et il y a l’horreur "psychologique" un peu plus réaliste des relations d'attachement/dépendance qui engluent les protagonistes de la série. 
C’est à ce titre que je trouvais la présence fantomatique de Byron Metcalf, auto-canonisé chamane guérisseur sur son site holotropique, plus que justifiée par la noirceur de l'univers fictionnel déployé.
Comme si le Diable avait besoin d'un avocat !


Déçu par Hannibal, je me tourne alors vers Midsommar, réputé gorgé d'horreur folklorique suédoise.
Hélas, il y a beaucoup de Grand-Guignol dans ce clip institutionnel profondément désobligeant envers les cultures païennes, commandité à ce qu’il reste des Monty Python par le ministre du tourisme suédois pour débarrasser définitivement le pays des touristes américains, d'ailleurs dépeints en termes assez grossiers.
Le résultat est profondément émouvant : Terry Gilliam n'avait pas été aussi acide depuis "Brazil". Et le suicide d'Eric Idle se jetant de la roche Tarpéienne en mimant le stoïcisme d'Edward G.Robinson dans "Soleil vert" me laisse tout vibrant d'émotion contenue.
Mais cet épandage sauvage de culture cinéma ne fait pas un bon film de trouille.
C'est le sous-texte sur l'emprise, le délitement de la culture moderne et la tentation du collectif comme substitut à la famille, qui est intéressant.


Mais bon, question horreur suédoise,  le réalisme de Greta T. bat tous les imaginaires, et c'est en elle que le Réel met une grosse ratatouille au cinéma d'épouvante.
Elle est la Byron Metcalf des effondrologues, car elle nous dit que nous pouvons éviter l'apocalypse annoncée en mettant un frein à l'immobilisme, dans ce monde où nous sommes tous convaincus de la nécessité d'adopter des comportements plus vertueux au volant de notre nouveau SUV.
En plus, l'avantage de Greta sur Byron, c'est qu'il n'y a même pas besoin d'acheter son disque pour que ça marche.
D'accord, pour l'instant, la pythie nous saoule de bande-annonces de désastres attendus, elle nous joue le pitch du film catastrophe qui enterrera tous les autres parce que là ça sera pas pour de rire, mais son scénario (haut et bas, mais les experts du GIEC parient plutôt sur le haut) est prêt à tourner, et son cliffhanger a l'air bien au point.

L'effet "inéluctable" de la courbe n'apparaitra qu'aux petits-enfants de nos petits-enfants.
Pas de quoi en faire une maladie.

mercredi 8 mai 2019

Européennes 2019 : Votez Glyphosate !





Hier, j'ai bricolé un teaser d'une minute trente neuf pour une compile en cours. J'ai pas mieux à faire ? Sans doute que si, mais là je me sentais inspiré, et je n'ai pas pu lâcher prise avant l'aboutissement que vous tenez sous les yeux et à portée de clic.
Le plus drôle dedans, c'est Daniel Morin brocardant les députés LRM ayant prolongé l'autorisation du glyphosate il y a quelques mois. Peut-être que j'aurais dû faire de la radio. On saura jamais.

La pochette du disque.
J'aurais pu faire graphiste, aussi.
C'est évident.
Voire directeur artistique.
Cette compilation pour sauver Francis Lalanne, membre de plusieurs espèces menacées (l'espèce humaine, la sous-espèce endémique des gilets jaunes, et celle des auteurs-compositeurs interprètes), est enfin en vente à nos bureaux, pour une somme modique. Elle sert aussi à financer sa campagne électorale, pour nous débarrasser des listes LRM/ Glyphosate et RN / Roundup qui, trois semaines avant le scrutin, accaparent la moitié des voix françaises dans les sondages Ifop.
Tous les dons seront reversés à ses amis gilets jaune devant et marron derrière, avec déduction fiscale.
Quand j'avais 20 ans, Francis Lalanne aussi, et tout allait bien. On filait le parfait amour. C'est Jean-Louis Foulquier qui nous avait présentés, dans son émission du soir sur Inter, où toute la chanson française défilait un jour ou l'autre.
Francis venait de sortir un excellent premier album, intitulé "J'ai 20 ans", ça c'est pas banal, parce que moi aussi, à l'époque. Ah, je vous l'ai déjà dit ? flutalors. Il se livrait à des concerts marathon de quatre heures et plus, c'était Springsteen, c'était Hendrix, et puis c'était Lalanne aussi, on était subjugués.
Si on n'est pas subjugué par Lalanne à 20 ans, on ne le sera jamais plus.
Mais assez vite, on dût déchanter, haha, car l'homme changea, révéla sa nature fantasque, on lui diagnostiqua une rupture du joint d'étanchéité émotionnelle, et nous nous quittâmes vaguement brouillés. Il continua sa vie, sur l'étagère, et moi j'entrai dans la Matrice.
En plus, j'avais beau jouer à la perfection "J'ai de la boue au fond du coeur" en picking, je n'ai jamais séduit la moindre donzelle en exécutant à la tronçonneuse basse cette boucherie pour cockers tristes.
36 ans plus tard, j'ignore tout de ce qu'est devenu Francis, et je ne cherche surtout pas à le savoir : l'artiste m'est devenu indifférent, et l'homme suscite au mieux un sourire gêné.
Et pendant qu'on rigole, les nationalistes de tous pays de la CEE s'apprêtent à se donner la main en une grande farandole pour encaisser les bénéfices du naufrage de l'Europe, dans un timing impeccable.
C'est pour ça qu'il faut me donner vos sous, m'sieu dames.
En attendant, la compile est téléchargeable ici :

https://www.mediafire.com/file/6k6873mpdas8esx/Votez_Glyphosate_%21.zip/file

Le moins qu'on puisse en dire, c'est que dans le genre mollasson, c'est du brutal.



En anglais, le derrière de la pochette du disque s'appelle le back cover.
T'as vu la playlist ? 
Quasiment que des nouveautés vieilles.
On croit rêver.

Cerise sur le gâteux : 
si l'on exclut le jingle de lancement "l'appel des ronds points", la compilation compte 33 titres, soit autant que de listes électorales enregistrées en prévision du scrutin. 
Le jeu consiste à réattribuer chaque chanson à sa liste, pour décrypter le sens caché de la compile !
Les cinquante meilleures réponses recevront la compile dédicacée par Francis !


mercredi 6 février 2019

Le succès inattendu des théories de l’effondrement

Depuis que j'ai croisé l'effondrologie dans Télérama (article précédent) j'ai renoncé à écrire sur ce blog anciennement consacré à l'effondrement de mon nombril. Je trouve plus intéressant de relayer quelques articles d'effondrologues, qui ont l'avantage de périmer moins vitement et d'être de plus longue portée sur le plan spirituel.

Le succès inattendu des théories de l’effondrement
in Le Monde, 6 février 2019

Pour les « collapsologues », notre civilisation, fondée sur les énergies fossiles, disparaîtra dans les années 2030. Une pensée qui rencontre de plus en plus d’écho auprès du grand public.

C’est une vision qui donne le vertige. Et qui provoque un abattement teinté de sidération. Celle d’un monde où les infrastructures n’existent plus à grande échelle, ni les institutions telles que nous les connaissons. La dernière goutte de pétrole a été brûlée, la nourriture et l’eau potable se sont raréfiées, la lumière électrique, les ordinateurs et les voitures apparaissent comme un lointain souvenir. Les guerres, les épidémies et les famines ont décimé la moitié de la population mondiale. Ce scénario n’est pas celui du roman post-apocalyptique La Route de Cormac McCarthy. C’est l’une des thèses de « l’effondrement » de notre civilisation, défendue par des chercheurs, des experts et quelques hommes politiques, qui rencontre un succès inattendu auprès du grand public.

En quelques mois, ce terme, ainsi que celui de « collapsologie » (du latin collapsus, « tombé en un seul bloc »), est devenu incontournable. On l’a entendu dans la bouche du premier ministre Edouard Philippe, faisant référence à l’ouvrage du biologiste et géographe américain Jared Diamond, Effondrement(Gallimard, 2006) ou dans l’appel de 200 personnalités pour sauver la planète, publié dans Le Monde en septembre 2018.



Un podcast, Présages, et une Web-série documentaire, Next, lui sont consacrés, les groupes Facebook se multiplient sur le sujet, comme Transition 2030, La collapso heureuse ou Adopte un collapso, des « apéros collapso » sont organisés. Un module vient d’être créé sur le sujet dans deux masters de l’université de Cergy-Pontoise, en Ile-de-France.

Une nouvelle science

Un engouement cristallisé autour de la succession de catastrophes liées au dérèglement climatique depuis l’été dernier, de la démission fracassante de Nicolas Hulot ou du mouvement des « gilets jaunes ». Mais cet emballement s’explique surtout par le succès de l’ouvrage Comment tout peut s’effondrer (Seuil, 2015) de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, vendu à 60 000 exemplaires, essentiellement en France et en Belgique. Les auteurs y définissent ce qu’ils considèrent comme une nouvelle science interdisciplinaire, la « collapsologie ».

En compilant des études, des faits, des prospectives, ils assurent que l’on assistera, pour certains au plus tard dans les années 2030, à un effondrement mondial et systémique de la civilisation thermo-industrielle, fondée sur les énergies fossiles. « Cela signifie que dans tous les pays du monde, les besoins de base (alimentation, eau, logement, chauffage, transports, etc.) ne seront plus fournis, à un coût raisonnable, à une majorité de la population par des services encadrés par la loi », explique Yves Cochet, ancien député et ex-ministre de l’environnement, qui dirige aujourd’hui l’Institut Momentum, un cercle de réflexion.

Quelle sera l’étincelle ? « Les déclencheurs possibles sont multiples », affirme le mathématicien. Ce processus pourrait démarrer avec une crise financière plus importante que celle de 2008, la fin des énergies fossiles, un relagarge rapide de méthane depuis la toundra sibérienne qui augmenterait brutalement la température mondiale ou encore une crise sociale d’ampleur inédite.

L’idée n’est pas neuve. Elle trouve ses racines dans les années 1970, dans un contexte de peur d’un hiver nucléaire. En 1972, le rapport Meadows « Les limites à la croissance » annonçait un écroulement de nos ressources et de nos économies pour les années 2030 si nous poursuivions le même mode de vie. Les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat n’ont ensuite cessé de tirer la sonnette d’alarme quant à l’emballement de la machine climatique.

L’ère anthropocène

Tous les indicateurs sont d’ores et déjà au rouge : la température mondiale s’est élevée de plus de 1 °C depuis l’ère préindustrielle, la concentration en CO2 de l’atmosphère a atteint un niveau inégalé depuis 800 000 ans, 60 % des vertébrés ont disparu depuis 1970 et probablement plus de 75 % des populations d’insectes volants en trois décennies en Europe, ce que l’on nomme la sixième extinction de masse. De sorte que la Terre est entrée dans une nouvelle époque géologique, l’anthropocène, où l’humanité est la principale force de mutation de la planète. Les collapsologues citent également la consommation effrénée de matières premières, la démographie galopante, les migrations en hausse, la fragilité du système économique et financier…

Autant de données qui leur font dire que l’effondrement est déjà en cours. « Il s’agit d’un processus qui a commencé, qui n’a pas encore atteint sa phase la plus critique et qui sera graduel », estime l’ingénieur agronome de formation, Pablo Servigne, soulignant que « les effondrements de civilisation, comme [celles] des Mayas et des Romains, se sont toujours faits sur plusieurs décennies ».

Le chercheur n’exclut pas pour autant un « scénario plus catastrophiste ». Celui d’un effondrement brutal de notre civilisation. Selon lui, la configuration de notre société occidentale, où tout est « interconnecté » du fait de la mondialisation – flux économiques, d’informations, de matériaux, de ressources, etc – vient « accélérer et aggraver la dynamique de rupture ».

Une rupture qui sera d’autant plus « violente » que « personne n’est préparé », s’inquiète Julien Wosnitza, qui a signé un ouvrage intitulé Pourquoi tout va s’effondrer (Les Liens qui libèrent, 2018). L’ancien banquier de 24 ans a quitté le domaine de la finance et se consacre désormais à la protection des océans. Il considère que nos représentants « vont à l’inverse de ce qu’il faudrait faire » en menant des politiques de croissance, quand il faudrait prendre « des mesures impopulaires » comme, par exemple, « diviser par dix le niveau de vie de la population ». A l’instar de ses confrères collapsologues, le jeune homme ne croit pas aux politiques de transition écologique – « Il est trop tard ».

La question pour eux n’est désormais plus de savoir si la catastrophe va survenir, mais comment l’amortir et vivre avec. Contrairement aux survivalistes américains qui construisent des bunkers et font des réserves de nourriture pour faire face seuls à un monde post-carbone, les collapsologues français défendent des valeurs comme l’entraide, le partage, la résilience ou encore la décroissance. Ils promeuvent la création de petites communautés autosuffisantes en énergie et en nourriture, sur le modèle de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique).

« Mise en récit d’alertes »

Selon Pablo Servigne, la spiritualité a aussi un rôle à jouer dans cette transition. « Notre rapport au monde, aux autres êtres vivants, qui nous voulons être en tant qu’individu, sont des questions fondamentales, qui ne sont pas réservées uniquement aux religions et qui ressortent forcément lorsqu’on évoque la possibilité de fin du monde », estime le chercheur, également coauteur du livreUne autre fin du monde est possible (Seuil, 2018), vendu à 25 000 exemplaires, qui apporte des pistes pour vivre « sereinement l’après ».

L’appellation de « science » dont se revendique la collapsologie est loin de faire l’unanimité parmi les universitaires. Elle relève plutôt de la « mise en récit d’alertes » qui peut permettre de « susciter une prise de conscience de la population », juge l’historien de l’environnement Jean-Baptiste Fressoz. Pour le chercheur au CNRS, le mouvement mélange deux processus très différents : le changement climatique qui est avéré et l’épuisement des ressources, en particulier du pétrole, qui est toujours repoussé à plus tard. Plutôt qu’un effondrement, la crise environnementale est surtout « une violence lente qui touche déjà les plus pauvres ». Une chose est certaine : la planète et l’humanité sont mal en point, collapsologie ou pas.

Qui sont les « effondristes » ?

Désormais, le sujet de la collapsologie a dépassé les cercles d’écologistes radicaux ou de climatologues aguerris. Aucun chiffre n’existe néanmoins pour quantifier la diffusion de ce mouvement. Un questionnaire élaboré par Loïc Steffan, professeur de management à l’université d’Albi et fondateur du groupe Facebook La Collapso heureuse, dans le cadre d’un travail avec ses étudiants, en octobre 2018, donne toutefois un aperçu de qui sont les « collapsologues », « collapsonautes », « effondristes » ou « transitionneurs », selon comment on les nomme. Sur les 1 600 personnes qui ont répondu, 61 % sont des hommes, 40 % ont entre 35 et 49 ans, 85 % ont fait des études supérieures, le plus souvent longues, 64 % vivent en ville ou en banlieue, 30 % se déclarent « très à gauche » (et 28 % ne croient pas à la politique) et 57 % adoptent un mode de vie « plutôt écolo ».

Audrey Garric et Cécile Bouanchaud
Le Monde, 6 février 2019


Articles connexes :
https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/02/05/du-coup-de-massue-a-la-renaissance-comment-les-collapsologues-se-preparent-a-la-fin-de-notre-monde_5419256_3244.html?xtmc=servigne&xtcr=2

https://www.lemonde.fr/climat/article/2018/12/14/pablo-servigne-il-est-possible-que-nos-societes-industrielles-se-degradent-beaucoup-plus-rapidement-que-les-anciennes-civilisations_5397728_1652612.html?xtmc=servigne&xtcr=7

https://www.lemonde.fr/livres/article/2018/10/18/figures-libres-tout-va-s-ecrouler-meme-pas-peur_5371133_3260.html?xtmc=servigne&xtcr=10

lundi 31 décembre 2018

Croire à l'effondrement de Télérama n’empêche pas d’agir

 repiqué dans Télérama du 17/12/18 : 

Nous ne voulons pas croire à ce qui se passe sous nos yeux : l’effondrement de notre civilisation. Or, plutôt que de sombrer dans le désespoir, il nous faut accepter l’idée d’une catastrophe certaine, nous dit le chercheur Pablo Servigne. C’est, selon lui, le préalable pour que l’humanité trouve la force d’inventer un nouvel horizon. Le climat qui se dérègle, la biodiversité qui disparaît, la finance qui devient folle… et si ces événements conduisaient, par un effet domino, à un effondrement de civilisation ? L’hypothèse, hier cantonnée aux seuls milieux survivalistes, devient une certitude pour beaucoup. En France, s’ils sont de plus en plus nombreux à y croire, c’est notamment grâce à un livre des chercheurs Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Paru en 2015 et vendu à 45 000 exemplaires, l’ouvrage a contribué à populariser le terme de « collapsologie », autrement dit l’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle. Trois ans après, le duo, associé à Gauthier Chapelle, propose une nouvelle étape en forme de « collapsosophie », une sagesse intérieure qui permettrait de croire à l’effondrement… tout en continuant à croire à un avenir. 

Explications de Pablo Servigne, « chercheur in(Terre)dépendant ».

son interview (repiquée aussi dans Télérama du 17/12/18) est là :
http://moinscplus.blogspot.com/2018/12/croire-en-des-catastrophes.html

Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, de Pablo Servigne et Raphael Stevens, éd. Seuil, 304 p., 19 €.

Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre), de Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Gauthier Chapelle, éd. Seuil, 336 p., 19 €.

https://pabloservigne.com/comment-tout-peut-seffondrer/

jeudi 6 décembre 2018

Métaphysique du désir de kaki

Messieurs dames, bonjour. Nous rentrons du forum des Seniors Atlantique 2018, où nous avons pu vérifier auprès de la Carsat que nous l’avions bien dans le baba pour partir prochainement en retraite avec tous nos trimestres cotisés, il nous faudra donc attendre d’être presque vieux et que ça ne vaille plus trop la peine, et à ce moment-là je compte beaucoup sur mon fils qui travaille au Gérontopôle pour me faire la petite piqûre qui va bien, afin qu'il puisse hériter et surtout profiter de nos maigres économies (plus de 300 000 € selon mon dernier relevé de la Banque Postale) au lieu de me laisser tout claquer bêtement en soins palliatifs.

J'ai menti, il reste une feuille.
Sauras-tu la retrouver ?
En traversant l’avenue de la Gare, nous passons devant une maisonnette dont le jardin s’orne d’un plaqueminier. J’ignorais le nom de l’arbre mais ça ne m’a pas empêché de le reconnaitre, à cette période de l’année il a perdu toutes ses feuilles, et ses fruits orangés se découpent sur le ciel bleu cobalt comme un filtre photoshop un peu appuyé. Sur la photo le bleu n'est pas cobalt, c'est une photo que j'ai trouvé sur Google Pieds®, l'appli pour se balader à pied sur Google Maps, et je n'ai pas voulu tricher sur la chroma. Toujours est-il que c'est un peu déroutant, cette nudité si féconde. Chez un arbre, je veux dire.

Ce qui est curieux avec le kaki, c’est que le plaqueminier se retient d'offrir ses fruits bourrés de provitamine A, de carotène et de vitamine C jusqu'à l’entrée de l’hiver, puis il faut se dépêcher de lui courir au Q avec un nescabo, parce qu'à la première gelée, si on ne ramasse pas les kakis on se retrouve avec un arbre à vomis, y'a pas d'autre mot, les fruits pourrissent sur l'arbre et suintent à terre dans les mille teintes d'un dégueulis automnal, ça ne dure pas mais les voisins ont largement le temps de faire un signalement aux gendarmes pour outrage au bon goût jardinier sur la voie publique, et attendez, n'allez pas les consommer maintenant, malheureux, en raison de leur forte teneur en tanin c'est très astringent et immangeable à ce stade, il faut encore les faire mûrir quelques semaines dans une cagette au garage, ça se déguste presque blet.
Je n'invente rien, je l'ai lu sur un blog. 
Et j'ai pas mal pratiqué.

J'ai dit dans une cagette, pas sur une assiette.
Là ils risquent de s'abimer par simple contact
des uns avec les autres. Vous n'écoutez rien.
Mais de la même façon qu'il est difficile de décrire la couleur bleu cobalt à un aveugle de naissance, il est délicat d'expliciter le goût du kaki à celui qui n'en a jamais mangé. C'est très sucré, assez capiteux, et il y a comme un arrière-goût délicieusement exotique de chair humaine avariée, je dis ça pour les étudiants japonais cannibales qui je le sais, sont nombreux à me lire en prenant des notes.
Pendant ce temps-là, sous le plaqueminier, il y a très clairement un pépé qui est en train de ramasser ses kakis. Nous passons à 20 km à l’heure, parce que cette section de l’avenue est en travaux et l'on n'y roule que sur une voie, et on a tout le temps de distinguer pépé qui s’active doucement avec son seau et son escabeau, et qui fait rien qu’à exciter notre convoitise pour tous ces beaux fruits qu’il n’aura jamais le temps de manger avant qu’ils soient tous pourris de chair humaine.
Ma femme m’a appris à aimer les fruits pourris kakis, l’apprentissage fut presque aussi long que pour la propreté, mais maintenant ça va, nous en raffolons tous les deux, ça nous fait au moins un truc en commun, alors une idée me vient : et si on demandait à pépé si par hasard il ne nous vendrait pas quelques kakis ? je n’ose pas parler de don, même si j’y pense, parce que si le mot existe encore dans le vocabulaire commun, la pratique, elle, a été bannie par la société marchande.

La maison de pépé ne paye pas de mine et en plus,
ces imbéciles de Google Pieds® sont passés au printemps,
le plaqueminier (à babord de l'image) ne ressemble à rien.
Le temps que je formule cette idée à ma compagne, qui se trouve aussi être mon chauffeur, on a quasiment contourné le Super U, et comme les travaux de voirie devant chez pépé restreignent la circulation à un one way dans le sens Décathlon --> Super U, il nous faut refaire le grand tour par le boulevard de l’Europe puis repasser devant le stade et le lycée pour reprendre l’avenue, le temps d’échafauder un plan diabolique à base d'empathie. 
A force de lire toutes ces conneries bouddhistes sur l'altruisme et la bienveillance chez Mathieu Riccard et ses sbires mal fagotés, il faut bien que je teste un peu la validité de leurs hypothèses dans le réel, les bouquins ça va bien cinq minutes; ma femme n'est pas emballée, elle croit à une lubie irréaliste, elle voudrait peut-être me dire des choses blessantes pour m'éviter d'être déçu par le refus de pépé, mais comme c’est sa voiture, c’est elle qui la conduit, elle se concentre et garde ses remarques pour plus tard, pour une fois que j'ai l'air déterminé, elle ferme sa gueule, et se gare juste devant chez pépé, je descends et l'aborde plutôt prudemment, que votre arbre est joli, que vos fruits semblent beaux, et vous allez pas manger tout ça, si ? parce que ma belle-mère qui a 91 ans, elle nous en donne des caisses, elle ne peut pas tout consommer elle-même, et avec ma femme, nous adorons les kakis, et les votres sont vraiment splendides, enfin vous voyez le genre, je vais pas vous en faire une cagette à conserver au garage en attendant qu'ils mûrissent, mais enfin, pour un geek vieillissant à vue d'oeil (sans doute à cause de tous ces kilomètres que je me tape sur Google Pieds®) je suis soudainement assez inspiré pour les civilités, sans doute motivé par l'appât du fruit, qui est au moins à 5,80 € / kg au Super U tout proche, mais en fait je m'en fous, ce qui me plait c'est de tester mon désir tout neuf dont je n'étais même pas au courant avant de passer devant l'arbre de la kakinaissance du Bien et du Mal dans l’avenue de la Gare. 
Vu le râteau que je me suis pris récemment en me plantant une fois de plus la flêche du désir dans le pied, sans y mettre toutefois la gravité quasi-pathologique que cet évènement revêt traditionnellement sous mon crâne de piaf, c’est sans doute un défi intime que je me lance là. Histoire de me refaire. Mon désir semble sûr de lui, de sa légitimité et des moyens habiles qui vont lui permettre d'atteindre son but, puis de s’éteindre une fois satisfait.

Pépé n'a pas le monopole de la charité.
Soeur Emmanuelle 2 va bientôt sortir.
Devant ma volubilité, pépé est d’abord assez circonspect, faut vous mettre à sa place : si des gens s’arrêtent devant chez vous et commencent à vous vanter les charmes de votre jardin, vous vous demandez un peu à quel moment ils vont déballer la marchandise qu’ils ont à fourguer, et quand je lui adresse mon simple souhait de lui acheter ces beaux fruits qu’il ramasse de cet arbre splendide, des fois qu’il en ait de trop, pour pas gâcher, il me prévient qu’il n’est pas chez lui, que la maison appartient à une personne très âgée qui n’a plus toute sa tête, qu'il fait quelques travaux d'entretien pour rendre service (lui aussi s'est peut-être fait enfler par Mathieu Riccard) et qu’il ne peut donc prendre cette décision à la place du propriétaire, qui lui est sans doute définitivement aux abonnés absents, car nous ne le verrons pas se découper en silhouette derrière la vitre de la véranda moisie et piquée de rouille tel un témoin silencieux de désastres anciens déjà parti vers un monde meilleur. 
Je sens bien que je lui deviens moins antipathique quand je le laisse parler, mais l’affaire semble désormais assez mal engagée. Beau joueur, je lui débite encore quelques amabilités météo (c’est tout ce qu’il me reste en stock) avant de prendre congé en lui souhaitant une bonne journée, et je repars vers la voiture; c’est à ce moment-là qu’il me glisse
« vous en voulez combien ? » comme dans les films qui finissent bien, et là, tout en retournant chercher un sac Super U dans le coffre de mon véhicule à combustible fossile, je ne puis empêcher un sourire imbécile de s’épanouir mollement sur mon visage pas vraiment prévu pour, comme un kaki trop mûr. 
Le monsieur qui-n-est-pas-maitre-chez-lui me donne 5 kgs de kakis de la main à la main, je le remercie chaudement, et ma femme n'en revient pas de mon toupet, et de ma chance insolente.
Si je résume l'affaire, qui s'est déroulée en 10 minutes chrono même si j'en fais des caisses trois semaines plus tard parce qu'il pleut et que j'ai fini de fendre mon bois pour l'hiver, un désir s'est élevé, une stratégie a été imaginée, un échange non-économique a eu lieu, dont les acteurs sont sortis gagnant-gagnant.
Pourquoi tout n'est pas aussi simple que ça dans ma vie, putain de moine (tibétain) ?